Brasserie de l'Étoile

MIETTES DE TEMPS
DU ROYAUME ENGLOUTI




Archives personnelles de Guy Baroli,
dessin de Jean Brua,
et contribution de Jacqueline Blanc
en direct de la Bibliothèque Nationale.

À la Brasserie de l'Étoile, 20 rue d'Isly, 19 janvier 1935 :

DEUX APÔTRES VIENNENT FAIRE UNE CÈNE




   Bon, la "Brasserie de l'Étoile" de la famille Baroli, 20 rue d'Isly, vous connaissez... Vous savez aussi, grâce à l'écran que Jean Brua a consacré à "la dynastie de la fourchette", que Guy Baroli, héritier de la lignée, nous a permis d'accéder au Livre d'Or et aux archives de leurs établissements, et donc de cette Brasserie de l'Étoile. Nous avons commencé à parcourir ce Livre d'Or, où figurent certaines signatures prestigieuses que l'on reconnait d'emblée. Jean vous en parle. Et puis il y a la majorité des dédicaces, qui au premier abord, et même au deuxième rabord, oualou sur toute la ligne. Soit que la signature est illisible, soit que les noms, quand ils sont lisibles, ne nous disent plus rien. Même les dates sont rarement mentionnées. Ah, si ! Vers le début de 1935, on peut en relever une, celle du 19 janvier. C'était un samedi... Vous la voyez ?

    La signature à côté de la date peut se lire "Chuy". Ou "Chay". Ou "Cluny". C'est peut être celle de Charles Cluny, l'écrivain et poète et auteur de pièces à succès et de tellement d'autres écrits encore, de cet enfant de notre quartier du Pâté, et qui, monté à Paris, revient de temps en temps dans sa ville natale. Même que c'est lui qui inventera le terme de "Nostalgérie". Mais comme il n'exprime sa satisfaction que par un "Eeeeps"!!!", on reste sur sa faim. Évocateur, mais un peu succint. Ça ne nous dit pas grand chose de sa présence ici ce soir-là (ou ce midi ?).

Heureusement, le signataire juste en dessous (on croit déchiffer un "Philippe Hersant" ou "Hersent") nous amène un autre indice déterminant. Il écrit : "À la Brasserie de l'Étoile où l'on se repose du Golgotha en dégustant un(e) trois étoiles."

   Golgotha ! Vite, une petite vérification... Mais bon sang bien sûr, janvier 1935 ! Ces derniers jours, il n'était question que de ce tournage ! Tout Alger ne parlait que de ça ! Et il faisait la "UNE" de l'"Écho d'Alger" du 13 janvier ! Dans trois mois, avril 1935, ce sera la sortie de ce monument de cinéma, Golgotha, avec Edwige Feuillère, Jean Gabin, Harry Baur, Robert le Vigan... Un film à gros budget pour lequel les décors des extérieurs ont été dressés ici, à Alger, du côté de Fort-de-l'Eau (notre compatriote, le peintre Bernasconi a participé à cette entreprise avec beaucoup d'ingéniosité). Mon père, René Dupeyrot, se rappelait ce tournage comme l'un des jolis souvenirs de l'année de ses dix-neuf ans. Petit figurant parmi des centaines d'autres, il était chargé dans la foule des Jérusalemois, de cornaquer un bourricot, et il voulait pas avancer (le bourricot), et avec trois ou quatre copains également figurants, ils avaient quasiment porté le récalcitrant. La scène a été, je crois, coupée au montage. J'ai bien regardé le film "Golgotha", espérant apercevoir mon père, ses copains et le bourricot volant, mais non, rien du tout. Sûr que pour mon père ça aurait pu être le début d'une brillante carrière d'acteur, elle aura été sciée à la base par ce regrettable et involontaire premier rôle de porteur de bourricot, par la suite ce genre d'emploi, ça vous colle à la peau.

   Ni mon père ni le bourricot ne sont crédités au générique, mais Philippe Hersent, lui, s'y trouve en bonne place. Il incarne Jacques, l'apôtre. Imaginez que, quelques instants avant de se retrouver ici, à cette table de l'Étoile, dans notre rue d'Isly, il a déjà mangé à la table du Christ (et bu aussi ! C'est pas lui, Jacques, qui a répondu "un peu, mon neveu !", quand Robert le Vigan, euh, pardon, le Christ, lui a demandé "Peux-tu boire à la coupe que je vais boire ?"). Une maquilleuse l'a démaquillé, elle lui a retiré ses postiches, il aura croisé Edwige Feuillère, Harry Baur (si ces deux-là ont tourné des scènes du film ici à Alger, et pas seulement dans les studios parisiens), peut-être salué Julien Duvivier... Problablement dans une belle décapotable, avec ses amis, il aura longé le front de mer, sera passé en bas le Jardin d'Essai, pris la rue Sadi-Carnot, et maintenant il est là, à notre table, avec sa jolie bouille comme sur la photo un peu plus bas.

   Ainsi que Guy Baroli en fit le récit à Guy Simon-Laborde, Robert Le Vigan et Jean Gabin tiennent cantine ici, à la Brasserie de l'Etoile durant le tournage de Golgotha. Eh non, ils n'ont pas laissé leur signature dans le Livre d'Or, et c'est bien dommage. Quand Jean Gabin-Ponce Pilate se lève de table pour aller se laver les mains, on peut supposer que ceci met Le Vigan en joie ! Il ne lui dit pas "Ah, t'as bonne mine !", mais "T'y as vu la Golgotha ?". Enfin... C'est une supposition. Tiens, puiqu'on parle de Robert le Vigan... On sait ce que seront ses agissements antisémites durant la guerre à venir, et les déboires qui s'ensuivront pour lui. Du coup, il est piquant de se l'imaginer, en ce mois de janvier 1935, pas trop dépaysé de passer presque directement de la Jérusalem du roi Hérode à cette brasserie dont l'entrée est surmontée de l'étoile de David... L'Histoire a comme ça des ironies qui parfois la rendent plus supportable. (Petit QUIZZ pour faire une pause bienvenue dans cette haletante enquête : de quel album d'Astérix est tiré le Jean Gabin-s'en-lavant-les-mains de la vignette ci-dessus ?)

   Revenons à Philippe Hersent. Est-il seul ? Peu probable, comme nous le montre la photo des joyeux convives en bas de cet écran, l'établissement n'est pas du genre où l'on vient traîner sa solitude ou sa mélancolie. Alors, avec qui peut-il être ? Avec quelque petite figurante algéroise ? Peut-être... Mais un samedi soir après le turbin, comédien ou prolétaire, on sort aussi avec ses potes, non ? Les signatures au dessous de la sienne sont celles de champions motocyclistes d'alors, on y reviendra. Mais ce ne sont pas forcément ses compagnons de table, ni même des convives de ce 19 janvier. Mais les autres ? Ceux de la page de gauche ? Je replonge mon nez dans le générique de "Golgotha", et bingo ! Les convives qui les ont laissées, ces signatures, font partie aussi, tous les trois, de la distribution du film !



  L'Écho d'Alger du 13 janvier 1935. En zoomant dessus, vous apercevez le titre "En regardant Julien Duvivier tourner Golgotha", et la photo qui l'accompagne. En pages intérieures, suit un important reportage accompagné de plusieurs photos du tournage à Fort-de-l'Eau.








  L'immense salle de l'Étoile du 20 de la rue d'Isly. Magnifique, non ? On aperçoit l'étoile à six branches qui surmonte l'entrée sur la rue d'Isly. La photo a é prise dans les années 30.

  Jean Gabin, sublime dans le rôle de Ponce Pilate, un rôle qu'on pourrait qualifier de contre-emploi si Gabin n'en était pas qu'à ses débuts. L'an prochain, ni lui, ni Julien Duvivier, ni Lucas Gridoux, qui tient ici dans Golgotha le rôle de Judas (aouah ? Vous vous en doutiez ?), ne seront de retour à Alger, pour le tournage de "Pépé le Moko". Puisque le film se tournera à Sète et Marseille pour les extérieurs, et dans les studios Pathé Cinéma. Mais ceci est une autre (très belle) histoire.

   Page de gauche, de haut en bas : Edmond van Daële, Victor Vina, et Paul Asselin. Vous connaissez au moins le premier, même si vous n'avez pas retenu son nom : dans le "Napoléon" d'Abel Gance, il y a dix ans, en 1925, il avait campé un énigmatique Robespierre. Vous n'avez pas pu ne pas être fasciné par son jeu hiératique, caractérisé par une sorte d'impassibilité traversée de frémissements, le regard insaisissable derrière les bésicles aux verres fumés. Pour l'instant, en cette année 1935, Van Daële s'accommode mal du parlant, et malgré des prestations dans des films de L'Herbier, Maurice Tourneur et Duvivier, il va se faire de plus en plus rare. Dans Golgotha, il est Gerson (un grand chroniqueur chrétien du Moyen-Âge, le Monsieur Loyal de ce film qui se présente un peu comme les tableaux d'un "mystère" sur le parvis d'une cathédrale).

   Le second, qui a une tête toute aussi inquiétante que van Daële, qui de façon encore plus inquiétante, dans sa signature, fait précéder son nom du mot "docteur" alors qu'il n'est pas docteur, et qui fait allusion à ses vices (culinaires, minimise t-il), c'est Victor Vina. Il joue le rôle d'un Sanhédrite (l'un des "docteurs" en théologie membres du Sanhedrin, l'assemblée qui a condamné le Christ. Peut-être est-ce la raison du titre dont ce 19 janvier il pare sa signature ?). C'est vrai, Vina et van Daële ont des têtes qu'on n'aimerait pas rencontrer une nuit sans lune, mais le cinéma muet voulait des acteurs qui aient des "gueules" (souvenez vous de Dieudonné dans "Napoléon"), à la limite de la caricature, et des jeux chargés, sinon, ça passait pas. N'empêche, à cette table ce soir, le dîner a tout d'un dîner de Vampires. Mais peut-être sont-ils plus joyeux drilles que leurs photos le laissent supposer ?


Un p'tit diaporama piqué sur un site de cinéma. Oui, ça va vite !
C'est notre deuxième QUIZZ. Vous y verrez deux vues de Fort-de-l'eau
(dont le ciel derrière les trois crucifiés, et les murailles de Jerusalem,
à ne pas confondre avec celles de l'ancien fort turc).
Vous voyez aussi la scène... euh... de la Cène, où se trouvent Mathieu et Jacques.
Saurez-vous, chers petits amis, les reconnaître ?


   La troisième signature, c'est celle de Paul Asselin, qui, lui, sera à l'écran l'apôtre Mathieu. On n'a pas encore trouvé de photo de lui (pas de Mathieu, de Paul). Je sais pas encore la tête qu'il a. Voilà, nous avons reconstitué la tablée où ce soir s'égrennent les anecdotes de ce tournage à Fort-de-l'Eau, et leurs impressions sur Alger, et leurs souvenirs et leurs projets de comédiens. Comment dites-vous ? Ce qu'ils ont mangé ? Vous voulez en savoir toujours plus, vous ! Non, ce qu'ils ont mangé, pas plus que ce qu'ils ont bu, et pas davantage les noms des petites figurantes qui ce soir-là leur tenaient peut-être compagnie, tout ça, on ne le saura jamais. C'est désormais le secret de l'Étoile. Comme le seront, pensez-y bien, la plupart des moments de nos vies.

   Gérald Dupeyrot.



La "Brasserie de l'Étoile" dans les années 30.
Cliquez pour agrandir, peut-être reconnaîtrez-vous un grand-père ou une grand-mère ?
À droite, en smoking : Charles Baroli.
Entre les deux vestes blanches, en smoking noir, serviette sur le bras, c'est Emile Baroli, le père de Guy.
Le garçon de salle qui se trouve en plein centre et nous regarde se nomme Lucien Richardoz,
personnalité algéroise bien connue, dans le domaine sportif en particulier. On vous parle de lui par ailleurs sur Es'mma.



Second QUIZ pour nous séparer sur une note perplexe : reconnaissez-vous les personnages figurant en fond d'écran ?
Tous ont une rapport avec le film Golgotha ou avec cette soirée à l'Étoile.