La signature à côté de la date peut se lire "Chuy". Ou "Chay". Ou "Cluny". C'est peut être celle de Charles Cluny, l'écrivain et poète et auteur de pièces à succès et de tellement d'autres écrits encore, de cet enfant de notre quartier du Pâté, et qui, monté à Paris, revient de temps en temps dans sa ville natale. Même que c'est lui qui inventera le terme de "Nostalgérie". Mais comme il n'exprime sa satisfaction que par un "Eeeeps"!!!", on reste sur sa faim. Évocateur, mais un peu succint. Ça ne nous dit pas grand chose de sa présence ici ce soir-là (ou ce midi ?).
Heureusement, le signataire juste en dessous (on croit déchiffer un "Philippe Hersant" ou "Hersent") nous amène un autre indice déterminant. Il écrit : "À la Brasserie de l'Étoile où l'on se repose du Golgotha en dégustant un(e) trois étoiles."
Golgotha ! Vite, une petite vérification... Mais bon sang bien sûr, janvier 1935 ! Ces derniers jours, il n'était question que de ce tournage ! Tout Alger ne parlait que de ça ! Et il faisait la "UNE" de l'"Écho d'Alger" du 13 janvier ! Dans trois mois, avril 1935, ce sera la sortie de ce monument de cinéma, Golgotha, avec Edwige Feuillère, Jean Gabin, Harry Baur, Robert le Vigan... Un film à gros budget pour lequel les décors des extérieurs ont été dressés ici, à Alger, du côté de Fort-de-l'Eau (notre compatriote, le peintre Bernasconi a participé à cette entreprise avec beaucoup d'ingéniosité). Mon père, René Dupeyrot, se rappelait ce tournage comme l'un des jolis souvenirs de l'année de ses dix-neuf ans. Petit figurant parmi des centaines d'autres, il était chargé dans la foule des Jérusalemois, de cornaquer un bourricot, et il voulait pas avancer (le bourricot), et avec trois ou quatre copains également figurants, ils avaient quasiment porté le récalcitrant. La scène a été, je crois, coupée au montage. J'ai bien regardé le film "Golgotha", espérant apercevoir mon père, ses copains et le bourricot volant, mais non, rien du tout. Sûr que pour mon père ça aurait pu être le début d'une brillante carrière d'acteur, elle aura été sciée à la base par ce regrettable et involontaire premier rôle de porteur de bourricot, par la suite ce genre d'emploi, ça vous colle à la peau.
Ni mon père ni le bourricot ne sont crédités au générique, mais Philippe Hersent, lui, s'y trouve en bonne place. Il incarne Jacques, l'apôtre. Imaginez que, quelques instants avant de se retrouver ici, à cette table de l'Étoile, dans notre rue d'Isly, il a déjà mangé à la table du Christ (et bu aussi ! C'est pas lui, Jacques, qui a répondu "un peu, mon neveu !", quand Robert le Vigan, euh, pardon, le Christ, lui a demandé "Peux-tu boire à la coupe que je vais boire ?"). Une maquilleuse l'a démaquillé, elle lui a retiré ses postiches, il aura croisé Edwige Feuillère, Harry Baur (si ces deux-là ont tourné des scènes du film ici à Alger, et pas seulement dans les studios parisiens), peut-être salué Julien Duvivier... Problablement dans une belle décapotable, avec ses amis, il aura longé le front de mer, sera passé en bas le Jardin d'Essai, pris la rue Sadi-Carnot, et maintenant il est là, à notre table, avec sa jolie bouille comme sur la photo un peu plus bas.
Ainsi que Guy Baroli en fit le récit à Guy Simon-Laborde, Robert Le Vigan et Jean Gabin tiennent cantine ici, à la Brasserie de l'Etoile durant le tournage de Golgotha. Eh non, ils n'ont pas laissé leur signature dans le Livre d'Or, et c'est bien dommage. Quand Jean Gabin-Ponce Pilate se lève de table pour aller se laver les mains, on peut supposer que ceci met Le Vigan en joie ! Il ne lui dit pas "Ah, t'as bonne mine !", mais "T'y as vu la Golgotha ?". Enfin... C'est une supposition. Tiens, puiqu'on parle de Robert le Vigan... On sait ce que seront ses agissements antisémites durant la guerre à venir, et les déboires qui s'ensuivront pour lui. Du coup, il est piquant de se l'imaginer, en ce mois de janvier 1935, pas trop dépaysé de passer presque directement de la Jérusalem du roi Hérode à cette brasserie dont l'entrée est surmontée de l'étoile de David... L'Histoire a comme ça des ironies qui parfois la rendent plus supportable. (Petit QUIZZ pour faire une pause bienvenue dans cette haletante enquête : de quel album d'Astérix est tiré le Jean Gabin-s'en-lavant-les-mains de la vignette ci-dessus ?)
Revenons à Philippe Hersent. Est-il seul ? Peu probable, comme nous le montre la photo des joyeux convives en bas de cet écran, l'établissement n'est pas du genre où l'on vient traîner sa solitude ou sa mélancolie. Alors, avec qui peut-il être ? Avec quelque petite figurante algéroise ? Peut-être... Mais un samedi soir après le turbin, comédien ou prolétaire, on sort aussi avec ses potes, non ? Les signatures au dessous de la sienne sont celles de champions motocyclistes d'alors, on y reviendra. Mais ce ne sont pas forcément ses compagnons de table, ni même des convives de ce 19 janvier. Mais les autres ? Ceux de la page de gauche ? Je replonge mon nez dans le générique de "Golgotha", et bingo ! Les convives qui les ont laissées, ces signatures, font partie aussi, tous les trois, de la distribution du film !