La Fête des Anges à l'Église espagnole d'Alger

par Jacqueline Blanc



Première participation, la plus petite en bas à gauche
c'est moi, fière avec mes glaïeuls dans les bras !
En haut les privilégiées de l'année avec leurs ailes.
Tiens, les anges seraient donc plutôt des filles...


   J'ai un trésor chez moi, un plan d'Alger des années cinquante. Adolescente je l'ai si souvent consulté pour me rappeler les lieux de ma ville qu'il menace de se désintégrer, alors maintenant, pour l'épargner le plus possible, je vais sur Internet, faire un tour sur les sites qui ont gentiment mis à notre disposition un plan quartier par quartier... Quelles balades ça permet de faire !!!! S'il y a des jours où j'enrage d'être partie si jeune et d'avoir des souvenirs si flous, il y en a un cependant qui est resté particulièrement précis.

   L'église espagnole d'Alger était située 7 rue Denfert-Rochereau à l'angle de la rue Tirman (ça c'est le plan qui le dit). Je n'avais pas de souvenir précis de son architecture sinon qu'il fallait gravir les marches d'un grand escalier pour accéder à la nef, c'est en lisant la si vivante promenade d'Annie Suc au marché Clauzel que j'ai vu la photo du bâtiment, je me suis rappelée avoir été photographiée sur ces marches.

   Aussitôt une plongée dans mes archives, une photo, un souvenir...
   Ça marche comme ça sur Esmma !

   Ma grand-mère maternelle dont les parents espagnols étaient arrivés en Algérie à la fin du XIXème siècle aimait fréquenter cette église, sans doute parce qu'elle lui rappelait un peu de sa culture d'origine. Nous y allions donc régulièrement à la messe, faisant alors des infidélités à l'église Saint Charles. Chaque année, une couronne de roses blanches en tissus dans les cheveux, je faisais partie de ce groupe d'enfants habillés de blanc qui figuraient les anges pour la fête du même nom. Certains portaient, cousues sur leur aube, de magnifiques ailes avec de vraies plumes. Les plus âgés chantaient un cantique pendant la messe. Après avoir longtemps louché avec envie sur ces ailes, je faisais enfin partie des privilégiées qui en porteraient cette année là. J'avais huit ans, il était temps. Après plusieurs semaines à essayer l'aube pour voir de quoi j'avais l'air; à répéter à tue tête les cantiques sur le balcon de l'appartement rue Trolard (entre deux passages de convois militaires en bas rue Berthezène) "des saints z-et des zan-geuhs", je sentais la famille un peu crispée, les regards un peu trop appuyés des voisins, mais bon... J'approchais la perfection.

   Ce jour là donc, je tins à revêtir le costume en question, aube et ailes, pour aller à l'église. Je marchais chaussée de blanc posant à peine le pied sur le sol, aérienne, entièrement pénétrée du rôle important que je devais jouer, le cantique résonnant dans ma tête. J'étais un ange.

   Mon frère, de six ans mon aîné et déjà au courant des dures réalités de ce monde, marchait devant nous à une distance telle, qu'un observateur plus perspicace (ou plus âgé) que moi en aurait déduit qu'il ne cherchait pas tant à arriver en avance à la cérémonie qu'à laisser paraître qu'il ne me connaissait pas.

   Pressentant un malaise, mais surtout dépitée de voir qu'il ne participait pas à mon triomphe, je lui demandais pourquoi il marchait si loin, j'eus droit alors à un regard rageur et une phrase vengeresse dont je ne me souviens pas de la teneur exacte mais qui me fit comprendre en une fraction de seconde toute l'horreur de la situation. Les bras m'en tombèrent presque. J'eus l'impression que mes ailes pesaient trois tonnes, je me tournais soudain angoissée vers mes mère et grand-mère qui marchaient derrière moi pour rechercher un démenti de mon supposé ridicule mais elles étaient absorbées dans leur conversation et je n'obtins que deux sourires distraits "mais nan, ma chérie, t'y es très belle" qui me laissèrent seule face à mon doute. Je m'absorbais tout le reste du chemin dans une contemplation minutieuse du macadam.

   Il y avait à l'église une dame très brune avec mantille noire et rouge à lèvres écarlates, qui me faisait penser à la fameuse Castafiore des albums de Tintin mais version ibérique, elle régnait sur les lieux avec une telle autorité que j'avais fini par en déduire qu'elle était ici chez elle et que le gentil curé espagnol n'était qu'un subalterne. Me voyant arriver déjà habillée elle trouva que ma tenue n'allait pas et m'entraîna vers la sacristie pour y remédier. L'endroit était transformé en vestiaire pour l'occasion et d'autres enfants se préparaient aussi. La Castafiore arracha mes ailes et entreprit de les replacer à son idée avec une telle brusquerie que je crus qu'elle allait me les coudre directement sur la peau des épaules. Je commençais vraiment à regretter ma journée, des larmes me montaient aux yeux et une grimace de douleur me valut cette phrase à jamais gravée dans ma mémoire : "il faut souffrir pour être belle."

   Voilà un peu plus de quarante ans que je la retourne dans tous les sens pour essayer d'en extraire une signification précise mais je dois dire que cela m'échappe toujours.

   Mon bourreau m'abandonna pour aller continuer ses expériences de vivisection sur une autre victime, moi je m'échappais de la sacristie avec la démarche d'un pigeon à l'aile cassée, plus du tout, mais alors plus du tout sûre de mon aspect physique malgré l'assurance acquise avec les semaines de répétition devant le miroir familial et je m'installais le plus discrètement possible (!) avec les autres sur les bancs de l'église.

   Le triomphe tant attendu fut minable. Pas beaucoup de monde ce jour là pour la messe, les enfants, leurs parents et quelques habitués. Le cantique fut vite expédié, c'est à peine si je remuais les lèvres, l'acoustique de l'église ne me convenait pas. Moi c'est le plein air qu'il me fallait pour exercer mon art, avec un fond de bruit d'automobiles et de toutes façons je n'avais plus de voix...

   Je n'ai pas de souvenir précis du chemin du retour. Il fut sans doute si pénible que j'ai préféré l'effacer de ma mémoire. Il y a bien évidemment eu la traditionnelle photo de l'année sur les marches de l'escalier, bizarre je ne l'ai pas retrouvée...



Jacqueline Blanc, mai 2004