Delacroix 2020





Le lycée Delacroix,
         tableaux choisis.



                                Souvenirs de Michèle SALÉRIO


   D'octobre 49 à juin 56, ce furent sept merveilleuses années passées dans ce grand, beau et austère bâtiment. Un temps vécu intensément, avec ce plein d'émotions, de découvertes et d'énergie propres à l'adolescence. L'austérité du lieu n'était que de façade, car son architecture extérieure cachait une immense cour rectangulaire, regorgeant de soleil quand il était à son zénith, et bordée de chaque côté par une rangée d'élégants palmiers. D'interminables couloirs donnaient accès à nos classes et, au dernier étage, à la limite extrême d'un seul de leur parcours (car l'autre menait aux appartements de la directrice et autres fonctionnaires) se trouvaient à point nommé de mystérieux passages dérobés, qui pouvaient nous permettre d'aller d'un corps de bâtiment à l'autre pour toutes sortes de raisons, la plupart du temps avouables (pour arriver à l'heure en cours) sans perte de temps ou d'énergie. Il suffisait d'être dans la confidence et… d'oser l'interdit.

   Tout cet ensemble de couloirs et d'escaliers le plus souvent sonore de nos mille conciliabules, fous rires et courses échevelées pour rejoindre nos classes, loi du genre sous tous les cieux, dans tous les lycées de la planète.
   Chaque semaine, pour atteindre la salle du cours de dessin, nous étions contraintes, dans une semi-obscurité, à l'escalade d'un minuscule escalier de bois (en colimaçon ? ma mémoire me trahit). En effet, depuis le fond très sombre du préau, nous accédions à grand bruit et en désordre, par ce qui, toujours, me sembla être une sorte d'échelle à la fois magique et expiatoire vers le plaisir inconditionnel d'arriver enfin, après le parcours encore obligé d'un étroit couloir moins obscur grâce aux fenêtres donnant sur l'avenue Pasteur, dans la classe inondée de lumière de notre professeur d'Arts plastiques.


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   Calme, souriante, il se dégageait de toute sa personne une grande bienveillance, et cela en dépit de tout le mouvement que notre arrivée intempestive déclenchait dans son univers. J'ai aimé, chère Madame Denis, apprivoiser la gouache et le fusain grâce à votre enseignement, lorsque, délicatement, vous passiez derrière nous pour observer notre travail et, d'une main sûre, corrigiez un trait, redessiniez une courbe.

   Nos professeurs ! Gloire à elles, qui nous apprirent et nous donnèrent tant !

   Souvent craintes ou respectées, parfois injustement moquées comme cette pauvre Mademoiselle Coudray. Par une chaude après-midi de printemps, elle fit semblant de croire que l'obstinato du bourdonnement d'abeilles qui allait crescendo ou diminuendo selon qu'elle regardait dans telle ou telle direction, n'était rien de plus que le vrombissement d'un avion…

   Mais je garde en mémoire un fou rire homérique, inextinguible et quasi général pendant un cours de chimie. La petite salle était installée comme un amphi et les sièges du bas, que nous occupions avec mon amie Hélène, étaient disposés tout contre la longue table rectangulaire qui servait de bureau et de plan d'expériences pratiques au professeur. Madame Meffret avait ce jour-là le projet de nous expliquer ce qu'était une molécule. Elle s'empara d'une boule bien lisse, sans doute en carton mâché mais dont la forme ne pouvait que rappeler une boule de cristal. Elle la logea comme une offrande dans la paume de sa main droite et soudain, tout son corps tendu en posture d'escrime, elle planta littéralement son coude droit sur la table, la boule dans la main, en équilibre au-dessus de son coude, toujours à la verticale devant nos yeux effarés par la soudaineté de son geste. Ce faisant, elle s'écria, insistant sur chaque syllabe "Cette boule, c'est une molécule". Elle appuya davantage sur la syllabe "BOU" et, à ce moment-là, il n'en fallut pas plus à Hélène qui avait failli recevoir ladite "molécule" sur le nez, et à moi-même, pour déclencher dans toute notre rangée un fou rire difficile à contenir au premier rang. La passation de mouchoirs pour éponger les pleurs de rire, ne fit qu'amplifier le phénomène qui se propagea jusqu'au sommet de l'amphi. 20 ans plus tard, le souvenir de ce fou rire et sa cause innocente nous rendaient, Hélène et moi, toujours très joyeuses !

   C'est pourquoi il me serait difficile de terminer ces pages sans évoquer avec beaucoup d'émotion mes amies rencontrées dans l'enceinte de ce grand lycée, puis dans nos familles respectives ou ailleurs, quand c'était possible. Et ce ne le fut pas très souvent… Tant de fous rires et de confidences, d'espoirs fondés ou d'illusions perdues, tant de partages ! Trois d'entre elles occupent une place particulière dans ma mémoire :

   Henriette Garella, dont les parents étaient originaires de Marseille (son père était dans l'export-import de fruits et légumes). à leur propos, je me souviens du terrible drame : Henriette et ses parents, au milieu du tumulte de Mai 58, eurent la douleur de perdre en l'espace d'une semaine leur petite soeur et fille, Jeannie, 11 ans, emportée par une infection rénale dont aucun médecin dépêché auprès d'elle ne put venir à bout.

   Ève-Marie Municoy : ses parents étaient de Banyuls, respectivement inspecteur et prof de français, très pittoresques par l'accent et la brillante jovialité. C'est avec Ève-Marie que j'avais rendez-vous le 26 mars 62… Je ne pus jamais arriver chez elle à 15 h, comme prévu : elle habitait alors dans une impasse donnant au tout début de l'avenue Pasteur…

   Enfin, ma grande amie Hélène Lucas, par la suite professeur en Arts Plastiques (études au Lycée Claude Bernard à Paris) dont les parents avaient fui l'Espagne au début de la guerre civile, débarquant de la région d'Alicante.

   Henriette, Ève-Marie, Hélène et moi, désespérées comme toutes les teenagers du monde, avons pleuré de concert toutes les larmes de notre corps à l'annonce de la mort de James Dean. Quel souvenir ! Il y avait peu, nous avions vu ensemble "À l'est d'Eden".

   Mais nous nous sommes soutenues, embrassées, folles de joie d'avoir terminé par le diplôme tant espéré, ces sept fructueuses années, prometteuses d'un avenir qui ne pouvait qu'être heureux.

   Nous étions en 1956.

M.S.