Les sauterelles

 

 

Les professeurs étaient sévères mais excellents et l'on ne badinait pas avec la discipline. 

La bonne éducation y était de règle, et la tradition.. Pas question de se maquiller, quelle que fût la classe. Et moi, qui a l’E P S  me maquillais depuis mes treize ans, je dus remettre, pour des années,  mes fards au rancart. Je me souviens de la sévérité d'un sermon  professoral  fait à une camarade de ma classe, alors âgée de seize ans,  fille d'un éminent professeur de la Faculté de Médecine, illico  expédiée  se démaquiller  dans les toilettes, avant de pouvoir assister au cours. 

Mais là, se forgeait l'avenir de toutes celles qui aspiraient à une réussite professionnelle, et qui empliraient les facultés d'Alger. 

Rares étaient celles qui s'arrêtaient  au bac. La plupart poursuivaient leurs études. 

Là, nouvelle venue, je me liai d'amitié avec Chris, une excellente élève, très introvertie, et très isolée. J'ai toujours été attirée par les  solitaires. Une véritable amitié se forgea entre nous, qui perdure encore. 

La classe de Seconde, puis de Première,  passèrent , rythmées par les  aller et retour quotidiens en tramway, et les attentes  bi-quotidiennes devant la grande porte d'entrée… La grande porte d'entrée,  lieu de rassemblement et de bavardages, dans la détente " d’avant les  cours".…   Y circulaient  tous les  "Potins  du jour,"  des histoires de professeurs, des aventures  d’ élèves. Là, mieux que dans la cour de récréation  encaissée,  flottait un air léger, jeune, et heureux …. 

Sauf un jour, gravé à  jamais dans ma mémoire. C'était un après-midi de début d'été. Devant les grandes portes, la foule des élèves attendait  15 heures, l'heure d'ouverture. Depuis le matin une chaleur suffocante  coupait le souffle, et semblait  assourdir  tous les bruits. Nous ne parlions presque plus entre nous, sous le soleil  implacable. Brutalement, le soleil devint roux,  le ciel se voila comme un jour d’orage .…Et brusquement,  se déchaîna un bruit immense,  comme une énorme  rafale ininterrompue de grêlons. Et  autour de nous, sur nous, se déversent, par centaines d’énormes  criquets, qui tombent du ciel, dans des claquements  secs de projectiles. Les arbres, les rues, les trottoirs en sont  immédiatement jonchés. Après une brève  accalmie, d’autres vagues arrivent,  se succèdent, aussi denses que la première. L’épouvante est totale. Les élèves, hurlantes, se battent, affolées, contre cette pluie grouillante d’ailes et de longues pattes emmêlées qui s’agrippent férocement aux bras, aux épaules, aux chevelures. On se précipite vers l’entrée du Lycée, glissant sur un tapis vivant  qui s’écrase sous nos pieds, sous la pluie grouillante  ininterrompue des assaillants. Désespérément on martèle les portes  closes. Après  de mortelles minutes, les portes  s’ouvrent  au déferlement de notre horde hagarde.  Sauvées !  Le combat  changea  d’âme, et dans une tempête  de crises de nerfs et de crises de  larmes, chacune put être délivrée de ses attaquants. Et, inexorablement, pendant des heures, les nuages de criquets déferlèrent sur Alger,  sur la côte, sur la mer. 

Les jours suivants, une nouvelle émotion secouait  le Lycée. 

On était en 1945. Dans la guerre  avec l’Allemagne, les combats venaient de cesser, et nous attendions l’annonce définitive de la fin de la guerre. Enfin, un après-midi, toutes  les cloches de la ville se mirent à sonner, et  toutes les sirènes rugirent les signaux de fin d’alerte. Dans les classes, les élèves  se levèrent, poussant des cris de joie, dans le claquement des bravos. 

La Paix était signée ! Dans la liesse générale, les élèves demandèrent à sortir du Lycée, se mêler  à la  joie de la foule énorme qui  déambulait en ville ..  Nenni !  Même ce jour-là, le règlement restait le règlement ! Des rumeurs circulèrent, annonçant que les élèves des  Lycées de garçons venaient nous faire ouvrir les portes ... Alors, notre prof d’Anglais, aussi british que traditionaliste, nous enjoigna l’ordre d’entasser tous nos pupitres derrière notre porte de classe, au cas où ces «  énergumènes » viendraient à vouloir l’enfoncer ! 

Et ce ne fut qu’à l’heure de sortie habituelle que nous fûmes relâchées,  pour nous fondre dans la joie universelle  . 

  

Jeanne Mattéi-Trentinella 

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