Le débarquement des alliés
en Algérie
8 Novembre 1942
par Jeannie Poggi-Bouchinet
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J’ai coutume de dire qu’à l’exception du jour de mon mariage ce fut le plus beau jour de ma vie. Il faut avoir vécu cette époque pour comprendre un tel sentiment, pour comprendre notre immense joie faite d’espoir et de soulagement et notre intense exaltation en cette nuit du 8 Novembre 1942 à Alger. J’avais dix-huit ans et je venais d’entrer en Hypokhâgne au Lycée Bugeaud. Nous étions 3 ou 4 filles au milieu d’une quinzaine de garçons, tous joyeux d’entamer notre vie d’étudiants après ces longues années de lycée, un peu émus aussi de nous retrouver ensemble, filles et garçons, la mixité n’existant pas dans les écoles et lycées d’Algérie. Le travail, les cours, les devoirs d’un style nouveau nous absorbaient certes mais nous trouvions le temps de rire et de nous amuser. Les rites furent observés : intronisation de l’Hypokhâgne de l’année 1942-43 par la Taupe à qui les Khâgneux devaient allégeance, cérémonie solennelle qui fut copieusement arrosée, sans excès toutefois, par la grâce d’un ami de mon père. Monsieur Grech, tel était son nom, était propriétaire d’une grande brasserie située à proximité du lycée. Amusé par nos préparatifs de festivités, il nous avait fournis gracieusement et fort généreusement en boissons diverses ce qui me valut une belle popularité parmi mes camarades. Quelque chose pourtant nous intriguait, nous les filles. En attendant l’heure d’entrer au cours les garçons ne se mêlaient pas aux filles. Ils tenaient conciliabules entre eux et s’arrêtaient de parler lorsque nous approchions. Ils étaient, gais, aimables, prévenants certes mais un brin mystérieux. Peut-être, me disais-je, n’ont-ils pas encore l’habitude de la mixité et préfèrent-ils rester seuls à se raconter des histoires de garçons. En ce temps là, les garçons respectaient les filles. Je me souviens que quelques mois plus tard, alors que je préparais un certificat de grec à la Faculté de Lettres, les garçons avaient obstinément refusé de chanter devant nous les dernières paroles d’une chanson d’étudiants, propre à l’Algérie, que les Français d’Algérie reconnaîtront sans doute avec amusement «A Philippeville au moins, il y a le Pont Romain etc, etc... » mais nous n’ avons jamais pu obtenir d’eux les dernières paroles qu’ils remplaçaient par “Tra-la-la-Ia-la-la-la, malgré nos protestations et nos trépignements. Donc cette nuit du 7 au 8 Novembre 42, Alger dormait paisiblement et nous aussi au 24 de la rue Emile Alaux. Il était environ 3 heures du matin lorsqu’un bruit énorme comme un très violent coup de tonnerre nous réveilla brusquement. Aussitôt sur le balcon de notre chambre qui dominait la baie, ma soeur et moi aperçûmes à l’entrée de la passe du port un immense bateau de guerre, blanc comme un vaisseau fantôme se détachant sur la nuit noire par le jeu des faisceaux des projecteurs de l’Amirauté. Mon père, ma mère et ma grand’mère nous rejoignirent dans les secondes qui suivirent. «c’est un canon de 75 s’exclama mon père “ils” tirent sur ce bateau » et de fait, les obus passaient au dessus de nos têtes en direction de ce merveilleux bateau. Les Algérois auront compris que notre villa se situait sur les hauteurs d’Alger, juste au-dessous du quartier des Tagarins où se trouvait le Fort l’Empereur, construit jadis par les Turcs et que l’Armée occupait. Aussitôt ma soeur et moi hurlâmes de joie « Les Américains, les Américains ! » Sur qui d’autre les gens de Vichy pouvaient-ils donc tirer ? Les Américains, depuis tant de mois nous les espérions, depuis tant de mois nous vivions dans la morne et déprimante atmosphère de la défaite dans laquelle nous maintenait le gouvernement de Vichy. Depuis des mois nous étions suspendus au poste de radio pour écouter Londres, dans l’attente d’un événement qui mettrait fin à ces cauchemars : la France vaincue et occupée, les batailles incertaines du désert, l’avancée inexorable de l’armée allemande et maintenant la Tunisie investie et l’ennemi aux portes de l’Algérie. Pire, la veille n’avais-je pas croisé, Boulevard la Ferrière deux aviateurs allemands en uniforme, sinistres oiseaux annonçant le malheur. Ils se promenaient, très à l’aise et souriants, entourés, quelle honte, d’une cour de filles de chez nous. Je voyais l’envahisseur pour la première fois et j’en fus bouleversée. L’Algérie ne connaissait pas l’occupation et l’obligation de vivre avec l’ennemi Nous souffrions cependant: souffrance morale d’être vaincus, souffrance morale et révolte impuissante d’avoir assisté à l’éviction des juifs de la fonction publique. Comment oublier les adieux poignants de notre professeur d’Histoire ? Souffrance morale et colère d’entendre seriner ces sottises : Nous avons mérité ce qui nous arrive, c’est la faute des juifs, il faut nous racheter, Travail, Famille, Patrie.” Comment osait-on évoquer la patrie quand on se vendait à l’ennemi? Souffrance et révolte encore car si nous avions échappé à l’horreur de la déportation, la violence ne nous était pas épargnée. Obéissant servilement aux nazis, la police de Vichy procédait à des arrestations massives, souvent sur la foi de dénonciations anonymes. Mon père nous avait appris à nous taire, à ne jamais prendre part aux discussions entre camarades. Nous savions que des mouchards se trouvaient parmi nous, que le courrier était surveillé. L’une de mes amies de Lycée, mon père et moi en fîmes l’expérience. A ces tourments s’ajoutaient les privations matérielles. Nous manquions de tout à l’exception du pain et, du vin et durant la saison, des légumes verts et des fruits.. Mais tout ce qui n’était pas périssable nous était volé et les produits habituellement importés de France ne nous parvenaient plus pas de pommes de terre, sinon une ou deux fois par an, pas de beurre, pas d’huile, ou si peu et de très mauvaise qualité, pas de farine, pas de sucre, pas de viande si non de loin en loin et en quantité dérisoire, pas d’oeufs, pas de café, pas de thé, pas de vêtements, pas de chaussures. Tous ces produits étaient rationnés et manquaient à peu près totalement. Les fameuses cartes d’alimentation ne servaient pas à grand chose ! Pour survivre la population avait recours au marché noir mais la vie était hors de prix. Durant les six ans de guerre le traitement des fonctionnaires ne varia pas d’un franc et les prix croissaient sans cesse. Ma mère vendit ses bijoux et ma grand’mère les quelques Louis d’or qu’elle gardait en souvenir de sa jeunesse. Comme Scarlett ma soeur et moi utilisâmes des rideaux pour nous faire des robes mais le tissus n’était pas fameux. Je me souviens d’un voyage en train par une forte chaleur. J’avais abondamment transpiré. En arrivant à la maison je m’aperçus que le tissu de ma robe avait déteint sur mes cuisses qui s’étaient ornées de jolis motifs fleuris. Quel fou rire ! Si nous ne voyions pas d’Allemands ou d’italiens en uniforme ils étaient là pourtant, ceux de la commission d’armistice, sournoisement installés dans un hôtel de la ville, 1’Hôtel d’Angleterre. (On occupe ce que l’on peut !) pour rafler nos ressources et nous affamer. Etait-il enfin venu le jour de la revanche? En cette nuit mémorable nous étions tous les cinq sur le balcon, qui en pyjama, qui en chemise de nuit, à vibrer d’émotion, nos parents d’émotion contenue, ma soeur et moi en criant notre joie. Sur leur balcon se tenaient aussi, silencieux, les propriétaires de la villa voisine, connus pour leurs idées favorables à la politique du Maréchal Pétain. Mon père nous rappela à la prudence « Nous ne savons pas au juste ce qui va se passer. Imaginez que ce soit une fausse alerte. Vous risquez d’être dénoncées. Rentrez dans votre chambre ». Peine perdue, nous étions enracinées sur le balcon. C’est alors que notre voisine et amie, Madame Di Luccio, nous appela de la rue « Monsieur Bouchinet ! Monsieur Bouchinet ! Norbert n’est pas rentré hier soir. C’est le débarquement des Alliés. Ses camarades et lui avaient pour mission d’arrêter certaines personnalités. Je suis sans nouvelles depuis des heures, quelque chose a dû mal tourner? Je suis très inquiète» Norbert était son fils, étudiant lui aussi. Nous étions bons camarades. Ce fut un trait de lumière. Je compris la raison des mystérieux apartés de mes camarades de Bugeaud. Ainsi la résistance intérieure avait pris part à la préparation du débarquement. Les étudiants en étaient ! J’étais éperdue d’admiration ! Par la suite nous apprîmes le remarquable travail accompli par certains de nos compatriotes d’Algérie. Mon père nous avoua plus tard qu’il était au courant depuis longtemps. Certains renseignements lui avaient été demandés sur la possibilité d’accès par le grand égout de la ville. Toutefois il ignorait tout de la date de l’opération. Le temps passait, l’incertitude nous angoissait. Vint s’ajouter l’affreuse déception de voir le grand bateau se retirer, mortellement blessé. Son épave gênant la navigation, elle fut coulée plus tard par les américains. Etait-ce raté ? Effectivement au petit matin nous parvenaient les premières nouvelles. A la faveur d’un malencontreux retard sur l’horaire prévu, la synchronisation des actions ne s’étaient pas réalisée ce qui avait permis à la police de Vichy de se ressaisir. Les étudiants avaient été coffrés avec beaucoup d’autres. Nous apprîmes aussi qu’un bâtiment de guerre avait coulé dans l’arrière port. Tout était donc perdu ?. Quelle aube grise et sinistre ! Quelle désillusion ! Cependant mon père qui avait la charge de la défense passive de la ville, avait rejoint son poste dès les premières lueurs du jour C’est par lui que nous apprîmes ce qui se passait réellement. Il revint quelques heures plus tard rayonnant de joie « ils sont partout autour de la ville. Très tôt ce matin l’un de mes collègues a remonté à bicyclette une colonne de soldats anglais. Ils étaient déjà presque à Boufarik. Dans la nuit un employé de la mairie habitant Saint-Eugène a entendu des bruits bizarres dans la rue. Il a ouvert sa porte et s’est trouvé nez à nez avec un grand noir américain qui, pointant son fusil lui a dit <coucher> ce qu’il s’est empressé de faire, tout réjoui !.” Les Alliés avaient débarqué d’un bout à l’autre des côtes du Maroc et de l’Algérie. Amusante répétition de l’Histoire, Sidi-Ferruch une fois encore avait été la plage d’un débarquement. Les troupes Alliées avaient volontairement contourné Alger afin d’éviter d’éventuels affrontements dont aurait souffert la population. Toutefois la situation était encore indécise . Dés le début de l’après-midi ma soeur et moi descendîmes en ville malgré les protestations de maman. Une foule étonnante emplissait le centre ville. De place en place quelques soldats étaient allongés à l’affût derrière leur mitrailleuse, Allaient-ils tirer sur l’envahisseur si celui-ci se montrait ? C’était dérisoire! La foule, indifférente, nullement effrayée, passait et repassait. Nous rencontrâmes l’un de nos bons camarades, Jacques Viala, qui comme nous cherchait à en savoir plus. Là dessus surgit mon père. Alerté par maman il pensait bien nous retrouver rue Michelet, non loin de la Faculté. « Jacques je vous en prie, raccompagnez mes filles à la maison. Le danger n’est pas écarté. Les forces de Vichy peuvent encore tenter de résister. Des tractations sont en cours, mais quelle en sera l’issue ? » Nous regagnâmes la maison. Les heures passèrent dans l’attente. Jacques était reparti aussitôt, ma grand’mère, toujours intrépide, s’était rendue chez des amis, rue Trolard, ma soeur voisinait chez nos amis Amassan, au bas de la rue. Ma mère et moi restions seules. Nous entendions au loin, du côté des Tagarins un bruit de moteurs dont nous sûmes que c’était de vieux chars qui descendaient du Fort l’Empereur pour aller on ne savait où contre on ne savait quoi. Vichy essayait donc de résister ? Vers le soir les sirènes d’alerte retentirent. Ce ne pouvait être qu’une attaque aérienne allemande. Effrayées mais aussi assez excitées, nous vivions des instants tellement extraordinaires, nous nous réfugiâmes dans la villa toute proche de notre oncle et de notre tante Jacquemin, alors absents. En 1940, lors de la débâcle de juin, Alger, quelques heures avant l’armistice avait été glorieusement bombardé par les Italiens qui venaient de déclarer la guerre à la France vaincue. En suite de quoi mon oncle, avait fait aménager une sorte d’abri dans sa cave. Nous avions la clé de la maison. Nous descendîmes dans cet abri de fortune et là blotties l’une contre l’autre et nous rassurant mutuellement, nous entendions le sifflement caractéristique des descentes en piqué et nous étions persuadées que l’avion arrivait sur nous jusqu’a l’éclatement des bombes, au loin. La fin de l’alerte retentit. Nous sortîmes dans la rue et à cet instant nous entendîmes un clairon, au loin, qui sonnait le ‘‘Cessez le feu’’. Alger s’était rallié aux Alliés. C’était fini. Quelle joie !. Le Gouvernement de Vichy n’avait plus de pouvoir, les “prisonniers” de la veille furent relâchés ainsi que les prisonniers dits “politiques”. Madame Di Luccio fut enfin rassurée. Le lendemain à notre réveil nous découvrîmes un spectacle stupéfiant. Dans la nuit, comme par magie, la baie s’était recouverte d’une gigantesque Armada de vaisseaux de toutes sortes, unités de Marine de guerre, transports de troupes, péniches de débarquements et des centaines d’autres bateaux apportant un formidable équipement qui allait permettre à une immense Armée de poursuivre le combat.. Tous les bâtiments étaient surmontés de ballons captifs argentés qui brillaient au soleil, destinés à gêner les descentes en piqué des avions ennemis. C’était un spectacle impressionnant. Quelle puissance se révélait à nous. Cette Armada là ne pouvait être vaincue ! Nous courûmes en ville…les Alliés étaient là. Tout Alger les accueillait…. Des chars défilaient, acclamés par la population. Juchés aux côtés des soldats, des jeunes gens et des jeunes filles israélites, clamaient leur joie et leur espérance. Depuis les lois de Vichy ils avaient vécu en parias, se faisant oublier, souffrant en silence. Nos coeurs battaient à l’unisson, c’était du délire. Instants inoubliables à jamais. Certes, c’était encore la guerre au quotidien. La France totalement occupée, l’absence de nouvelles des membres de notre famille restés en métropole, les combats si proches, l’attente anxieuse des nouvelles du front qu’avaient rejoint nos hommes en âge de se battre, mobilisés dès les premiers jours, heureux de reprendre leur place dans le conflit mondial et de redonner sa dignité à la France. Il y avait les bombardements quotidiens, les nuits dans les abris, il y avait aussi la complexité et les incertitudes de la vie politique, les intrigues, les attentats même tout un imbroglio dont le sens caché nous inquiétait. Roosevelt, Churchill, de Gaulle, Giraud et les autres où nous menaient-ils? A la victoire bien sûr, nous y comptions bien et ensuite? Mais tout cela était compensé par la révélation exaltante d’une vie nouvelle que nous apportaient les Alliés. C’était comme un grand souffle de liberté joyeuse et triomphante que nous aspirions à pleines bouffées. Liberté de rire, de danser, de parler, d’écrire, liberté de la presse, de la radio, des actualités au cinéma. Souvenons-nous du “Midi-Minuit”, uniquement consacré aux nouvelles de la guerre, que nous fréquentions assidûment. Nous avions dix-huit ans et brûlions d’impatience de vivre notre jeunesse. Nous pouvions espérer un lendemain qui « chante ». Tels sont mes Souvenirs de cet épisode capital de la deuxième Guerre Mondiale.
«Reflets dans un miroir le long de la route» “Petite Histoire dans la Grande Histoire.” Jeannie Poggi-Bouchinet |
Jeannie Bouchinet a été élève du Lycée Delacroix, qui s’appelait encore le " lycée d’en bas " de la 11 ème à la 3 ème entre 1929 et 1939. Elle est montée ensuite au lycée « d’en haut » (Fromentin). La Directrice des deux établissements était alors Madame Hattingais. Elle a fait ses études à la Faculté des Lettres d’Alger et a commencé sa carrière comme Professeur de Lettres au Lycée de Constantine ou elle a épousé Pascal Poggi, également Professeur mais de mathématiques. En France, Jeannie Bouchinet-Poggi a opté pour la carrière de Chef d’établissement et a été successivement Directrice des lycées de Pons (Charentes Maritimes) puis de Cagnes-sur mer. Elle s’est retirée à Verdun sur Garonne, village natal de sa grand-mère Maria Gabis.
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