A Daguerre... comme à Daguerre !
Par Jean-Louis Jacquemin




      A Alger il en était des écoles comme des lycées : quand on était de l'une on n'aurait jamais pu être d'une autre et c'était toujours la meilleure... Vous ne serez donc pas surpris si je vous dis que "Daguerre" avait une place à part dans l'éventail des écoles du centre ville d'Alger et qu'on y respirait un air qu'on ne trouvait pas ailleurs.

     L'école Daguerre avait du charme. Un je ne sais quoi dans l'atmosphère et le décor qui faisait familial, protecteur, improvisé et bon enfant, et qui sentait bon la craie, la colle, la géographie simpliste de Mrs Vidal / Lablache et la République de Jules Ferry. C'était l'école type et pourtant elle faisait tout pour

cultiver une certaine originalité.

     Quand j'y accédais à la rentrée 1945, j'avais précisément besoin de m'enraciner un peu car mon parcours scolaire pendant la période de guerre avait été atypique et vagabond : maternelle et petites classes dans la très belle école du quartier d'Eckmuhl à Oran (mes parents, tous les deux médecins, y avaient leur cabinet médical). Puis, au hasard des garnisons de mon père, mobilisé, un itinéraire buissonnier dans diverses écoles de "l'intérieur" (je ne me souviens bien que de celle de Descartes). Enfin, de manière un peu plus régulière, dans l'inoubliable école d'Ouargla, avec sa cour de récréation écrasée de lumière et de chaleur où les casques coloniaux des fils Gabillard tranchaient à "chat perché" ou à "délivrance" au milieu des chèches des enfants Chaâmba ou Saït-Ottba, des coiffes de laine des jeunes berbères et des têtes nues et noires des petits harratines. Avec son instituteur corse calme et obstiné, sa classe nue, sombre et fraîche aux 3 rangées de niveaux et surtout avec tout ce coude à coude sympathique, coloré et mélangé, image obsolète devenue incongrue et dérangeante d'un Outre-Mer français, pas tout à fait conforme à la caricature hautaine, méprisante et égoïste qu'on voudrait bien en donner aujourd'hui.

     Daguerre avait l'excellente réputation d'une efficacité aussi débonnaire que ferme et mes grands-parents y connaissaient un instituteur, Mr Durin (dont la fille répondait au délicieux surnom de "fanfounette") qui était notre voisin. On m'inscrivit donc dans sa classe de CE2 sous sa haute surveillance.

     Ce n'était même pas nécessaire. L'excellent Mr Durin comme les autres enseignants de l'école, exerçait spontanément le même paternalisme attentif et vigilant vis-à-vis de chacun de ses élèves et en prenait soin individuellement. Il modulait son message et son temps en fonction de chacun et n'hésitait pas, de temps à autre, à garder discrètement après l'heure les moins favorisés pour revoir tranquillement avec eux les points délicats de la journée.

     Moyennant quoi, l'école était réputée amener quiconque soit en 6ème soit au 'Certif' suivant ses possibilités, ce qui lui valait un recrutement mélangé, assez représentatif de la diversité algéroise.

     Pas très grande, ni surtout ostentatoire, située un peu à l'écart dans une rue peu passante bien qu'à deux pas du centre ville, l'école Daguerre cultivait avec soin une discrétion qui correspondait bien à son image et qui protégeait la réputation un peu confidentielle qu'elle souhaitait conserver.

     Simple méplat sinueux qui, naviguait tranquillement entre Telemly et Saint-Saëns pour relier paresseusement la Robertsau au centre ville, la rue Daguerre était surtout une rue de riverains qui servait également de palier intermédiaire et de répit momentané à ces bretelles abruptes coupées d'escaliers qui dévalaient verticalement du Telemly, à intervalles réguliers, pour rallier directement la rue Michelet, colonne vertébrale du "tout Alger".

     Elle était donc calme, et si elle était souvent traversée, bien peu d'algérois, peuvent se flatter de l'avoir parcourue d'un bout à l'autre.

     L'école se situait dans le tronçon entre la rue Lafayette et la rue d'El-Biar juste après une minuscule et bienvenue placette qui, telle un delta triangulaire, s'étalait au pied de la rue Maurice Ravel, nom bien pompeux pour désigner une sorte de chemin à longues marches d'escalier qui cascadait derrière les immeubles de la rue Lafayette pour desservir des villas agréables et ombragées avec leurs jardins-terrasse en hauteur et leurs pins parasol. Elle était donc plus agréable que le raidillon Lafayette et je l'empruntais tous les jours ce qui me permettait parfois de cueillir au passage Lucien Ramel qui avait le bonheur d'y habiter.

     La placette était ombragée d'un vieil olivier qui fourmillait chaque automne d'étourneaux gloutons et souillait le sol de ses minuscules olives noires, odorantes et grasses. Elle était agrémentée au centre d'une vieille fontaine malheureusement sèche que cernait un banc de pierre semi-circulaire adossé au talus.

     Antichambre de l'école, cette placette était pour nous la halte bienvenue à la sortie des classes et même avant d'entrer où l'on se retrouvait pour bavarder et pour jouer aux billes ou au canif (à la galetteÉ) sur ce dernier bout de terre vierge au pied de l'olivier.

     C'était un lieu de concorde, un endroit neutre de paix et d'échanges. Pour la castagne, baromètre nécessaire et reconnu des hiérarchies de la récré, on remontait la rue Ravel vers une adjacente plus discrète encore. Les duels étaient d'ailleurs de pure forme : au premier "taquet" bien placé le dominé reconnaissant son dominant, les camarades en cercle autour faisant office de juges et d'arbitres et on n'en parlait plus jusqu'à la fois suivante où on espérait faire mieux. Nulle violence dans tout cela : simple respect des règles millénaires et plus formelles que viscérales du monde méditerranéen.

     L'école elle-même surprenait un peu car elle n'avait rien de la froideur ni de la banalité architecturale d'un établissement scolaire. Il s'agissait probablement d'une villa transformée dont on avait utilisé les jardins en terrasses pour édifier les bâtiments scolaires qui se répandaient sur 3 niveaux escaladant à la suite l'un de l'autre la pente côté Telemly.

     De la rue, on en voyait surtout la partie bourgeoise, une grande bâtisse d'assez fière allure avec sa façade élevée perpendiculaire à la rue dont les étages constituaient l'appartement du directeur tandis que le rez-de-jardin qui surplombait déjà la grille d'entrée de quelques mètres, abritait, dans d'anciens salons, la classe (réputée du coup privilégiée) des "grands" du Certif (la plupart avait plus de 15 ans). Cette classe ouvrait sur une terrasse aux balustres soignés avec un semblant de jardin et quelques ficus rabougris, elle constituait sa cour de récréation.

     Ce tout premier niveau presque autonome était le royaume quasi absolu du bon monsieur Marcadet, instituteur de grand talent qui régnait sans ingérence et sans partage sur la préparation au Certificat d'Etudes.

     Soigné et d'une élégance discrète, il était habillé été comme hiver d'un costume croisé à fines rayures dont les couleurs changeaient mais restaient neutres, était toujours cravaté avec discrétion, et portait les cheveux plaqués en arrière sur un visage aigu mais souriant dont une barbe dense assombrissait le bas, même rasé de frais. Il faisait cours invariablement dans un long cache-poussière gris impeccable et parlait d'une voix grave recherchée et lente dont l'amabilité veloutée laissait parfaitement percer la "trempe" d'acier qu'elle recouvrait.

     Magnifique instituteur, il était parfaitement à sa place et savait s'imposer aux garnements sympathiques qu'il enseignait exactement comme il l'eut fait dans une école de Romorantin, du Calvados ou de sa bonne ville de Montoire-sur-le- Loir.

     Enseignant et pédagogue exceptionnel , sa patience et sa gentillesse n'avaient d'égales que sa fermeté et sa ténacité. Gracieusement, il maintenait tous les jours en étude bénévole mais obligatoire ses élèves, presque tous des cas difficiles (on ne parlait pas encore de cas sociaux), pour leur faire faire les devoirs dont il savait fort bien qu'ils auraient bien du mal à les faire à la maison. Homme de cÏur, aussi simple et affable qu'il était naturellement distingué, il suscitait le respect, même de ces grands gaillards redoutables et mal embouchés et savait tirer le meilleur de chacun. Cette classe un peu à part et séparée du reste lui allait très bien. Il avait peu d'élèves (7 ou 8), et pouvait pratiquer avec eux, une pédagogie presque à la carte. La terrasse de la villa était sa cour de récré et on enviait son caractère privatif d'autant plus qu'il en gérait les horaires un peu à son aise et pas toujours à la cloche officielle.

     Une fois par an, avant de quitter l'établissement, les CM2 promis à la 6ème avaient également accès à ce monde supposé de délices pour une unique séance de cinéma où il tournait lui-même la manivelle d'un vieux Pathé-Baby qui dispensait de manière muette et saccadée dans un noir-blanc plutôt gris des combats aériens de biplans de la guerre-14 et des mickeys des années 30, très approximatifs avec les légendes en surimpression. Mais à cette époque où la télé n'était même pas en espérance et le cinéma en salle encore un luxe de "grands", cette séance avait pour nous tout son prix.

     Je sus plus tard qu'il s'agissait de l'appareil et des films ayant appartenu dans son enfance à son fils unique, Pierre, pilote de chasse abattu dès le début de la guerre ce dont ni lui ni sa femme (également enseignante) ne purent jamais se consoler tout en restant affables et chaleureux avec les autres. Ils ont fini leur vie à Montoire dans leur maison familiale et sont morts à quelques jours de distance à 87 ans, en étant restés incroyablement eux-mêmes.

     On accédait à cette bâtisse puis au reste de l'école par un bel escalier de pierre au portail peint en gris, qui desservait cette première classe puis grimpait ensuite vers la gauche à angle droit jusqu'à l'entrée principale de l'école tout en s'adossant au mur grillagé qui bordait le petit côté, surplombant la rue,de la grande cour de récré.

     Peu visible de la chaussée, le bâtiment des classes prolongeait les étages de la villa du côté opposé à la rue. Le rez-de-chaussée correspondait aux petites classes (maternelle, préparatoire et CE1) et ouvrait de plein pied sur cette grande cour de récré, qui leur était plus ou moins réservée.

     Le niveau supérieur correspondait aux classes de CE2, CM1 et CM2. On y accédait soit par la cage d'escalier dite "du directeur" face à l'entrée soit, après avoir parcouru le couloir derrière les petites classes, par un escalier de pierre plus large, qui débouchait en bout du bâtiment, sous le préau de la petite cour de récré. Cette dernière dominait toute l'école et de sa murette grillagée on avait une vue plongeante de l'ensemble.

     Bien que petite, cette deuxième cour enchâssée à flanc de coteau et ombragée par les jardins avoisinants avait un charme indéfinissable. Elle sentait la liberté plus que l'école. Elle avait même sa part de rêve : hors domaine autorisé mais accessible par trois marches et un vieux portillon bien trop vétuste pour résister à nos efforts, elle s'adossait à un jardinet abandonné, mangé d'arbustes et d'herbe folle au milieu desquels trônait un vieil abricotier.

     Interdit et mystérieux, ce jardin donnait à nos jeux l'illusion de l'infini et toute la dimension de l'inconnu, de la nature sauvage et du fruit défendu. En pensée nous y bâtissions des cabanes pour y trouver refuge et nous admirions les plus osés d'entre nous (comme le grand Fisher) qui à l'abri de veilleurs faisant "la mata" s'y glissaient furtivement pour rapporter un plein béret d'abricots acides ou même pour pisser dans l'herbe, manière comme une autre de s'approprier ce territoire et d'affirmer leur indépendance libertaire et anarchisante.

     Infects à manger car l'arbre n'était pas greffé, ces 'mesh-mesh' sauvages avaient une qualité essentielle: ils laissaient des noyaux petits, renflés et durs, idéaux pour faire "la mère".

     Les noyaux, c'était en effet la grande affaire, le sommet de nos jeux. Dès le printemps, nous avions chacun notre sac en toile, amoureusement façonné à la maison par une mère, une grand-mère ou une sÏur compréhensive, avec un fond bien solide car ils étaient bourrés et un col assez long pour le nouer. Outre que c'était, à bout de bras, une arme non négligeable, la grosseur du sac renseignait sur le prestige du joueur.

     Les jeux allaient du plus simple au plus compliqué, et on pouvait jouer à 2 ou à plusieurs. A touche-tout, il suffisait de toucher la mère d'abord puis n'importe quel noyau pour ramasser tout le lot et recommencer. Au tas, il fallait désagréger un tas soigneusement disposé de 4 noyaux (chacun des 2 joueurs faisait le sien), le premier tas descendu permettait de rafler l'ensemble.

     Il y avait aussi des montages plus sophistiqués. Je me souviens de petites balances type Roberval en tôle de 4 sous, avec un noyau (ou un tas) sur chaque plateau qu'il fallait destabiliser en vidant l'un des plateaux d'un tir précis.

     A ces jeux, les munitions s'épuisaient vite. Pour se refaire, on avait recours aux artifices. Des images de chocolat ou découpées dans des magazines, un peu pliées et bien calées contre le mur qu'il fallait "descendre" pour pouvoir les garder tout en abandonnant les noyaux utilisés. Des jacks-pot très improbables, comme à la foire, sous forme de maisons naïves ou de visages grimaçants peints sur des cartons ou des couvercles de boîtes à chaussure (c'était pratique pour les noyaux mais difficile à transporter et à camoufler en classe !) et découpés au niveau des ouvertures : portes, fenêtres, yeux ou bouche avec écrit en gros le chiffre représentant le gain promis au tireur d'élite ou simplement chanceux qui réussirait à passer son noyau d'une main sûre par ces sabords parcimonieux . 2 noyaux pour la porte ou la bouche les plus faciles, 5 pour les fenêtres, 10 pour les yeux pratiquement infranchissables ; avec toutes les contestations possibles et inévitables sur la réalité des trajectoires et des gains.

     Les noyaux, c'était aussi la monnaie d'échange pour la photo froissée d'un artiste ou d'un sportif ayant entouré un bonbon douteux (il s'en vendait de pleines collections). Cela pouvait aller, jusqu'à 5 noyaux si c'était celle de Marcel Cerdan, la plus rare ; 5 noyaux aussi pour visionner dans un coin discret le Sacré Coeur de Montmartre ou la baie du Mont St-Michel dans l'oeilleton magique d'un vieux porte-plume en fausse nacre, rare trésor emprunté au tiroir des souvenirs de famille et une cote à négocier très discrètement et d'homme à homme, pour le même objet réputé licencieux et confiscable, se bornant le plus souvent à la vision plus que floue d'un nu artistique des années 1900, nimbé de voiles tout à fait pudiques (mais à cet âge, dans ce domaine, tout fait ventre).

     Les billes, elles, nous occupaient surtout en hiver et hors école pour profiter des caniveaux de trottoir et du terrain de la placette, à grand renfort de règles sonores qu'il fallait asséner le premier pour prendre date : "pas bon" (ou "bon") "dégouline", bon (ou pas bon) "arrête qui t'arrête", bon (ou pas bon) "balayage", "bon bille, bon but à ta place dans le carré", etc.

     Il y avait des as qui n'avaient pas leur pareil pour déployer une main tentaculaire (ce qui rapprochait d'autant), et d'un coup de pouce impressionnant, mettre un "carreau" à plus d'un mètre sur n'importe quelle bille à la ronde. C'est eux qui collectionnaient les belles pièces : les billes z'agathes (les plus belles), les z'enpierres (très côtées), les z'enverres (allant des plus simples aux coloris douteux jusqu'aux plus raffinées avec des spirales multicolores d'une régularité étonnante à l'intérieur).

     La cour de récré, c'était bien sûr aussi le lieu privilégié des jeux de garçons : gendarmes et voleurs, avec leurs variantes chasseurs et éperviers, délivrance etc... qui suivaient volontiers les programmes scolaires avec les joutes de chevaliers, à cheval sur les épaules d'un camarade, pour saluer les exploits de Bayard ou même ceux de Jeanne d'Arc dont le meilleur moment était bien sûr l'exécution de l'innocente pucelle (aux jambes parfois un peu poilues), saucissonnée à un pilier du préau et n'en menant pas large.

     Une fois par an, on y avait droit à la photo de classe orchestrée dans le plus pur style de Buster Keaton par un vieillard attendrissant gesticulant sous la bâche noire derrière ses châssis d'un autre âge et aussi, à un après-midi récréatif où des comédiens pleins de bonne volonté mais peu professionnels, nous interprétaient des sketches savoureux de naïveté, accompagnés de tours de magie éculés et de chansons populaires, mimées avec application.

     Ces moments de bonheur rythmaient des heures de classe qui avaient, elles aussi, leur saveur et je n'ai pas souvenir de m'y être jamais ennuyé.

     Mr Durin était lui aussi un excellent instituteur. Comme il passa en CM1 l'année suivante, j'eus le plaisir de l'avoir 2 ans de suite. C'était un homme affable et charmant malheureusement torturé par périodes par une sciatique récidivante qui le faisait boiter et le tenait parfois éloigné de la classe pendant quelques jours où un collègue le remplaçait.

     Il était très didactique et méthodique et on apprenait bien avec lui mais il savait aussi être original, drôle et volontiers plein d'humour. A cette époque le matériel pédagogique était limité (des cartes murales datant de la 3ème République, quelques planches à la limite du risible et 2 ou 3 appareils honorables mais d'un autre âge). Il animait donc ses cours lui-même avec beaucoup d'ingéniosité. En leçon de choses il n'avait pas son pareil pour expliquer avec clarté les lois de la physique élémentaire grâce à des objets aussi simples que des bouts de ficelle, des boîtes de conserve, un verre d'eau ou des bougies et réalisait des montages aussi démonstratifs qu'intelligents. Il chargeait à l'occasion, l'un ou l'autre d'entre nous (tout fier de sa mission) de ramener de chez lui qui le mètre pliant ou le fil à plomb du père maçon ou la lampe à carbure d'un autre, le pied à coulisse d'un 3ème voire la collection d'insectes de la famille Jacquemin que j'eus à présenter à mes camarades pour mon tout premier exposé (prémonitoire) dans la discipline que j'allais avoir le plaisir d'enseigner toute la vie.

     Et comme nous n'avions à disposition aucune iconographie, il amenait ses dossiers de "l'école libératrice" pour nous montrer les modestes photos en noir et blanc mais en plein format qui illustraient aussi bien les houillères de Lorraine, la chaîne des Alpes ou le port du Havre, que la navigation fluviale et qu'il fallait aller contempler par vagues successives de 4 ou 5 autour de la table du Maître. Et je sentais le brave Gacem, regarder de tous ses yeux par-dessus mon épaule, photographiée quelque part entre Toulouse et Agen, l'alliance sacrée du canal du rail et de la route, orgueil économique d'une France qui était aussi sa patrie mais qu'il ne verrait sans doute jamais.

     Le même Gacem qui un jour où nous étions sollicités chacun à son tour de chanter une chanson de notre choix, avait fini par entonner "sur la route de Louviers, il y avait un cantonnier !". Et malgré mes 9 ans, je m'étais senti tout d'un coup plein d'émotion et de gratitude pour ce frère d'une autre culture (et sans doute moins gâté que moi) qui tendait ainsi une main vers la mienne, en s'appropriant une route de Louviers que je ne connaissais pas plus que lui mais que nous pouvions raisonnablement supposer, à l'époque, posséder en commun pour l'éternité.

     A côté de cela, Durin était débonnaire mais parfaitement ferme, et il n'était pas question de le déborder ou d'échapper à ses exigences et tout le monde travaillait.

     Après Durin en CM2, nous eûmes le directeur, Mr Bouffard. Sévère encore que bienveillant et juste, et peu punitif car son autorité naturelle suffisait. Il nous impressionnait d'autant plus que nous le considérions comme un "français de France" donc référentiel et exemplaire. Peut-être que son accent très contrôlé, son visage impassible et le long cache-poussière gris qu'il mettait lui aussi pour enseigner y étaient pour quelque chose.

     En tous cas c'était un excellent Maître qui préparait fort bien à la 6ème et se donnait à fond. Trop peut-être. Un jour il cessa ses cours, et nous apprîmes qu'il était malade. Peu après, nous apprîmes à l'occasion d'un jour de deuil où l'on ferma l'école, qu'il était décédé. Frappant un homme aussi puissant que nous avions côtoyé tous les jours, cette mort nous impressionna et nous fit méditer. Paradoxalement, elle nous troubla plus que les morts de la période de guerre qui nous avaient paru dans la nature des choses.

     Pour le remplacer, on nous envoya Mr. Salério qui venait d'une autre école. Mis à part l'efficacité et le sérieux, car c'était également un bon Maître, Salério c'était l'anti- Bouffard. Pied noir jusqu'au bout des ongles, tonitruant (avec l'accent) volubile et coloré, il entretenait avec grand soin une réputation pourtant pas franchement menacée de "peau de vache" et nous faisait trembler.

     Avec lui, le coin, le piquet, les 100 lignes et les devoirs supplémentaires, ça pleuvait. Les gifles également qu'il ne laissait partir qu'après nous avoir forcé à plusieurs reprises à baisser la main protectrice qu'on élevait, à la dernière seconde, pour abriter la joue. Sans oublier non plus, à la moindre peccadille, le suprême raffinement des doigts rassemblés qu'il fallait lui tendre pulpe vers le haut dans l'attente d'un coup de règle aussi précis que douloureux qu'il retenait quelques secondes interminables où nous serrions les dents les yeux fermés.

     Ceci étant, c'était un bon instit et ce n'était même pas un mauvais bougre. A cette époque tout cela ne choquait personne. C'était simplement un autre système d'éducation qui avait eu cours pendant longtemps et auquel il croyait toujours. Le score en 6ème fut aussi bon cette année là, que d'habitude.

     Merci Mr Salério, vous avez contribué à me faire passer en 6ème et grâce à vous je possède une expérience personnelle et pas seulement livresque de ces punitions scolaires qui ont fait les délices de nos éducateurs et la joie de nos cinéastes dans les débuts du siècle.

     Un certain jour de juin 48, je me retrouvais, pas si fier que ça, à 7h30 du matin, serrant dans une main un porte-plume pliant à capuchon (acheté pour la circonstance) un flacon d'encre violette (c'est plus sûr qu'un stylo), un buvard immaculé (pour ne pas être suspect) et une règle neuve (par courtoisie) devant une sorte de bâtisse masquée de pavés de verre qui m'apparut sans âme et dont j'aurai tout loisir pendant 7 ans pour apprendre qu'elle s'appelait Lycée Gautier et qu'elle en avait une. Mon autre menotte était serrée dans la main de mon père et nous étions entourés d'une foule dense de garçons dans la même situation que moi et présentant la même frousse visible car nous allions affronter le terrifiant concours d'entrée en 6ème.

     Dans cette foule, je reconnaissais bien quelques visages de l'école mais ils étaient fermés : aujourd'hui c'était chacun pour sa peau. On ne pactisait pas.

     Les pères eux étaient à l'aise et tout heureux. Ils se retrouvaient avec joie et se hélaient : "Longdepaquitte! Qu'est-ce que tu fais là !?. Comme toi mon vieux, j'emmène le fils" Et ils nous oubliaient aussitôt pour se remémorer avec délice un jour semblable de 1920 où ils s'étaient trouvés dans la même situation avec leur propre père.

La boucle était bouclée.

"The world is a circular thing, you see", dirait Simon un peu plus tard.

     Finalement je fus reçu 19ème ce qui me paraissait loin mais je vis à la satisfaction de mes parents que sur l'Académie, ce n'était peut-être pas si mal.

     Ce sagouin de Grandvoinet était avant moi. Et je lui en voulus un peu, non pas de ce succès qu'il méritait amplement (c'était de plus un très bon copain) mais pour m'avoir "soufflé" le prestige familial définitif que m'aurait conféré la situation de 1er de mon école.

     Un pan de ma vie prenait fin. Un autre commençait, et je ne savais pas encore que ce serait 7 ans de bonheur.

Jean Louis JACQUEMIN

Poitiers, 13 Juillet 2001

Copyright J.L. Jacquemin 2001.


L'école Daguerre. Cliquez sur ce bout de plan, vous découvrirez tout le quartier alentour.


Mr Judici ? c'est le nom qui me revient É.. en tous cas le directeur était Mr. Peloux.

J'habitais la villa de mes grands-parents au 25 rue Emile Alaux. J'empruntais la rue Alexandre Ribot pour rejoindre le Telemly au niveau du marché Geay (voir photo). Quand j'étais à l'heure j'avais une chance d'y retrouver Yves Haurie et François Mora toujours très ponctuels qui habitaient l'un des immeubles à gauche sur la photo et nous cheminions ensuite jusqu'à Sainte Elisabeth où débouchait le haut de la rue Lafayette. Bizarrement alors que nous doublions au passage les escaliers de la rue d'El-Biar (visibles sur la droite), chemin tout aussi faisable, nous ne les prenions jamais.

J'eus l'occasion d'en bénéficier pendant quelques jeudis après-midi pour parfaire mon orthographe. Il me fit également comprendre le fameux problème des robinets, passage obligé, à l'époque, de tout parcours scolaire. C'était, avec sa femme d'excellents amis de mes grands-parents, souvent reçus à la maison. J'ai eu le grand plaisir de les retrouver en pleine forme malgré leur âge, quelques mois seulement avant leur mort et de leur présenter mes enfants.

Il appartenait à une société de Levallois qui avait ce marché depuis toujours pour toute la France.

Personne ne soupçonne dans le public l'exceptionnelle qualité de ces documents à publication périodique ni la place qu'ils ont eu là dans le renouvellement pédagogique et la formation continue des maîtres pendant les décennies 40-50.


L'auteur

Jean-Louis Jacquemin, auteur par ailleurs d'une émouvante "rentrée 1954", a fait à Gautier tout le cycle de la sixième à la terminale (on peut en voir les photos de classe). Il est également l'auteur d'un "Voleur de poules" pas triste, dont on vous recommande la lecture (aussi dans les écrans "Lycée Gautier"). Enfin, Jean-Louis nous a confié avec "les Canapés de St Ex, une recette apéritive en même temps qu'un morceau d'Histoire (dans "Lieux d'Alger, Les 7 merveiiles").

Jean-Louis est professeur de médecine au Centre Hospitalier Universitaire de Poitiers.

Copyright J.L. Jacquemin, Juillet 2001.