En descendant la rue Daguerre

Par Jean-Louis Jacquemin

Avec notre chienne Diane en 1949-1950


Promenade onirique
derrière le miroir des photographies
prises par Kaerdin en Novembre 2002



     Je rêve.
     D'ailleurs la lumière est dorée comme dans mes rêves (les beaux !).
     J'ai mon cartable bien calé sur la hanche gauche (il m'en restera à vie quelques millimètres d'écart avec l'autre) et mon béret basque, un vrai, acheté à Cambo l'été dernier, vissé sur le crâne à cause du vent de la course qui pourrait l'arracher.

     Je trotte vite car je suis en retard.

     C'est pour ça que la rue est vide d'enfants et que je n'ai pas trouvé de petit camarade sur la route. Ni Pierre Schaltin qui m'accueille avec sa tête ronde et son sourire blagueur au bas des escaliers, devant le marché Geay; ni François Mora et Yves Haurie, toujours par paire, qui se pressent sur le trottoir d'en face; ni Vassiliadis, avec son éternelle cape bleu-marine, qui descend l'avenue Eugène Etienne et me hèle de loin par-dessus la rambarde. Ni même Lucien Ramel qui part à la dernière minute puisqu'il habite tout près, et que je cueille au bas de la rue Maurice Ravel dont je viens de tourner le coin. J'aime bien Lucien. Il y a quelque chose de désarmant dans son sourire limpide.

     Mais d'ailleurs est ce que je rêve ?... Tout est tellement pareil !..
     Non c'est "de vrai", j'y suis "à de vrai"...

     J'ai mal aux jambes d'avoir descendu trop vite ces grandes marches, dites "méditerranéennes", de la rue Maurice Ravel qu'il faut enjamber d'une traite, l'une après l'autre, quand on court. Mais c'est moins raide que la rue Lafayette et puis j'aime bien cette ombre fraîche et cette odeur de Pin sous les balustrades des villas cossues.
     Car elles sont cossues les villas de ce pâté de maisons. D'ailleurs je longe le mur d'une de ces belles villas à terrasse, à gauche, qui surplombe la rue Daguerre. C'est curieux comme ces balustrades m'impressionnent. C'est imposant. Je les ai toujours associées à l'opulence, au luxe, aux situations bien assises. De si belles maisons avec des arbres et des jardins à recoins pour enfants joueurs, en plein centre-ville !

     Tiens, ce tuyau qui descend le long du mur. La dernière fois que je suis passé, hier, en 1948, je ne l'avais pas remarqué mais il y était sans doute.
     Je me sens incroyablement chez moi dans cette rue et pourtant, je le sais, je rêve. Tout est lumineux et l'air est léger comme chaque fois que je reviens, en rêve, à cette Algérie que j'ai tant aimée. La rue de mon enfance était plus grise, plus froide, plus impersonnelle. Elle sentait l'école.
     C'est impressionnant ces détails qui n'ont pas bougé La maison de droite a toujours le même jaune pisseux avec les mêmes taches. On a dû s'appliquer en les repeignant.
     Finalement il est plus long que prévu ce bout de rue Daguerre. On ne doit pas être bien loin après la rue Maurice Ravel. J'aurais tant aimé revoir la petite placette à l'olivier avec la fontaine.
     Mais c'est bien un rêve. D'ailleurs je suis en voiture. Je vois le tableau de bord.
     Et c'est une voiture de rêve, quand je regarde dans le rétroviseur impossible de voir ma placette. Pourtant elle est juste derrière moi.

     Plus loin, juste avant l'école de filles, on voit la grille de cette si belle maison devant laquelle, parfois, il y avait la Talbot.

     Au fait, voilà bien ce qui me gêne depuis le début, voilà bien pourquoi je sais bien que je rêve malgré mes efforts pour m'accrocher à mon cartable et à mes dix ans : toutes ces voitures ! Et récentes en plus. Des voitures de maintenant !

     Dans le temps, la rue était vide ; ou presque. En face de la petite placette à l'olivier, derrière nous, devant une autre très belle villa cachée par un grand portail vert et de hauts murs chargés de bougainvillées, il y avait une Tatra. Une voiture extraordinaire, aérodynamique, impressionnante et surbaissée, profilée comme un requin avec son gros moteur arrière (un des premiers) et un aileron vertical sur le capot zébré de fentes qui l'abritait.

     Qui se souvient encore des Tatra de 1946, tchécoslovaques et surdouées, trop géniales et trop modernes pour leur époque, qui disparurent dès les premiers exemplaires ?

     Dans ce bout de rue en face de moi, il y avait seulement la Talbot. Et encore pas tous les jours. Souvent elle stationnait Boulevard Saint-Saëns devant l'autre entrée de la maison.

     Un beau coupé de ville Talbot-Lago de la fin des années 30, beige clair avec un long nez et des ailes élégamment galbées, cette classe inimitable des belles Françaises (quelle sottise snobinarde de leur préférer les Jag et autres étrangères à chagrin !), un volant cranté à lames souples d'acier chromé superposées (l'orgueil de la marque, inimitable entre les mains), du cuir havane, aristocratique et patiné, sur les sièges, et ce grondement de fauve bien domestiqué mais toujours prêt à rugir du fabuleux 6 cylindres-en-ligne "Lago record" (quatre litres cinq !), avec sa rangée de carburateurs Weber double-corps, et son double cache-culbuteurs racé
     Tiens, c'est curieux, tout ça je ne le saurai que bien plus tard, et pourtant je le sais !
     Elle était conduite par un chauffeur distingué, pipe au bec et fine moustache discrète, à la française (et pas à la Clark Gable !). Un vrai chauffeur de Talbot-Lago, avec sa veste a carreaux en tweed anglais et des ronds de cuir aux coudes. Courtois, en plus : " tu la regardes, petit, tu as raison, c'est une belle voiture, tu peux jeter un oeil dedans.. ". Un jour j'aurai une Talbot...

     L'école de filles est debout et elle est bien propre, bien peinte. Je la reconnais car j'ai vu des photos de 1957. C'est curieux, ils ont dû la terminer dans la nuit. Hier soir à quatre heures et demie, quand je suis sorti de l'école, c'était encore un chantier béant où des maçons s'affairaient en tirant sur des cordes et en montant des seaux de ciment...
     En face il y a quelqu'un devant la maison de Saladin.
     Et ce tournant au fond...
     Lui aussi bien repeint, les façades en clair et les volets en bleu.
     Merci à vous qui entretenez mon rêve de vous en occuper si bien. Vous me le gardez bien net, bien propre, pour quand je vais revenir. Vous la méritez vous-aussi, cette rue Daguerre !

     Mais au fait qu'est-ce que je raconte ! J'y suis... (idiot !)... Je suis revenu !...
     Il faut que je passe ce tournant... passer ce tournant... voir l'école...

     Ah ! Ce tournant si familier, l'espace entre les deux maisons par où disparaissait Calatayud (y habitait-il ? Je n'ai jamais su) après une porte en fer et des escaliers interminables.
     En face de moi, le grand immeuble bien blanc, dans le soleil, m'agace.

     A la fois il ne me surprend pas mais il ne m'est pas non plus familier. Je ne le voyais pas comme ça, au bout de la rue, barrant le paysage.
     Mais c'est vrai que je ne levais pas les yeux.
     Je ne regardais que ma rue.
     Si j'avais su j'aurais regardé mieux.
     Mais on ne m'avait pas prévenu qu'il y avait urgence.
     J'avais tout le temps.
     C'est si facile, d'habitude de repasser devant sa vieille école avec un petit sourire distrait et juste un brin de nostalgie indulgente dont on se défend.

     Heureusement il y a Kaerdin.
     Kaerdin tu es mes yeux.

     Cet immeuble, il est de l'autre côté de la rue d'El-Biar, il longe cet espace plus large, un peu aéré, qui domine le Saint-Saëns avec des escaliers et des balustrades vertes (pas grises pour une fois, c'était selon..) En face, à l'autre coin de la rue d'El Biar, de l'autre côté de la rue Daguerre (la dernière portion), il y avait aussi un immeuble de 4 ou 5 étages où habitaient les Marcadet. Au 2ème étage. L'appartement du coin. Je voyais le Saint-Saëns à travers les voilages, tout en écoutant la voix grave et chaleureuse s'essayer à parfaire mon orthographe.
Cher monsieur Marcadet. J'aimerais bien qu'un de vos élèves de "Certif" parle de vous. Vous les aimiez tant. Ce fut un si grand privilège que d'avoir des maîtres tels que vous.
     Il faut absolument que je passe ce coin de rue. Je veux voir l'école. Elle est juste après. Avec des balustrades, elle aussi. Et le portail gris. Et les gosses qui jouent derrière le grillage de la cour, un peu plus haut. Et un bon coup de zoom avant, en contre plongée ascendante pour voir le préau du premier étage, la petite cour supérieure et le petit jardin.
     Est-ce que le temps a épargné le petit jardin ? J'ai un doute. Pour l'abricotier il n'était déjà plus là en 1955, quand mon petit cousin franco-anglais, John-Patrice Perrin-Brown a pris ma relève.
     Je m'arc-boute sur mes petites jambes pour avancer, mais tout d'un coup elles pèsent du plomb. C'est bien une saloperie de rêve va ! Impossible de passer ce coin. Au contraire je fais du sur-place !

     Mais non, bougre d'idiot ! Tu l'as tourné ton coin de rue ! Regarde !... Tu y es !
     Le passage de Calatayud, la maison au balcon gris. Et, plus loin, juste après, sous la fenêtre sombre, derrière les voitures, tu ne la vois pas mais tu la devines, à ras de terre : l'échoppe du petit cordonnier.

     Pauvre bougre qui s'infligeait un supplice digne des fillettes de Louis XI. Je souffrais à chaque passage. J'aurais voulu soulever le plafond, lui redresser le dos, lui dire de sortir à l'air libre pour respirer, pour vivre un peu...
     Et pourtant il trimait avec acharnement, il s'échinait sans trêve ni repos sur ses godillots à clouter, ses cuirs à trancher, ses semelles à coudre, ses talons à recoller. Eternellement assis au milieu d'un invraisemblable amoncellement de paires qui jonchaient le sol de cette espèce de fosse, autour de lui. Il les avait durs ses petits sous. Elle était bien modeste sa sueur, pourtant si courageuse, lui à qui on ne parlait, en permanence, que de haut en bas en lui lançant quelque paire à ajouter au tas.

     Image cruelle du destin qui peut vous façonner Grand ou vous laisser petit.

     Tu m'as fait réfléchir, petit cordonnier, malgré mes dix ans. Et j'étais ulcéré qu'on te raille. Mais voilà, dans un pays de soleil où la réussite est contagieuse, la résignation et l'anonymat font peur. Des fois que ça s'attrape, ça aussi...

     Mon Dieu ! A gauche c'est le mur de l'école ! Et oui ! C'est le mur de l'école. Il est moins haut qu'hier !... Enfin, pas tant que ça.... Et puis on ne voit plus la balustrade. Elle est masquée par toute une végétation. On ne voit pas le portail non plus, mais devant, il y a des plots pour protéger la sortie des élèves... C'est donc bien là.
     Il est là mon portail gris avec l'escalier derrière.. Je voudrais tant le voir ! Kaerdin je te supplie : tu ne peux pas remonter un petit peu en sens interdit devant l'école ? Puisqu'on rêve... Kaerdin, mon petit Kaerdin... passe devant l'école... Fais moi un zoom, s'il te plaît !

     C'est bien un rêve...
     C'est bien ma rue...

     En bas, on devine le carrefour avec la rue d'El Biar, éclairé par le soleil d'un novembre algérois. Je vais aller dire bonjour aux Marcadet, c'est à deux pas.
     Tiens ce rideau de magasin chicos ! A rayures bleues et blanches sur le trottoir de droite... De mon temps c'était moins smart ! Il me semble que c'était là, l'épicerie qui vendait des bonbons dans un désordre indescriptible avec des senteurs fauves de boutique de quartier.

     C'est plus sombre tout d'un coup...
     Je vais sans doute me réveiller. C'est égal, c'était bien.
     Il va falloir que je refasse ce rêve. En me débrouillant mieux...
     Un dernier coup d'oeil à ma rue...

     Kaerdin, Kaerdin... toi qui est le Génie de ma lampe, il faudra que tu me reprennes sur ton tapis magique et tu iras tout doucement devant chaque chose, pour que je puisse bien voir.
N'oublie pas que mes yeux n'ont que 10 ans.
N'oublie pas que tu es mes yeux.

© Jean-Louis Jacquemin
Ste Sévère, Janvier 2003,
A la mémoire de Jacques Tati, dont tout, ici, est imprégné...



Notes :

Une vraie Talbot-Lago, bien sûr, pas cette mascarade indigne que nous a infligé Simca-Chrysler, racheteur du prestigieux emblème à vil prix, de vendre pendant quelques années leurs caisses à savon sous fausse noblesse. Le geai paré des plumes du paon !

J'ai eu la curiosité de chercher car mon souvenir était vif et finalement j'ai trouvé Je vous livre donc la Tatra T87, qu'il faut imaginer sous les Bougainvillées, le long du trottoir en face de la fontaine sèche et de l'olivier.

La nôtre aussi était bleu nuit. Je n'en reviens pas d'avoir un souvenir aussi fidèle car j'aurais pu vous la dessiner de mémoire.

     
Droits photos : Tatra Auto Klub Slovakja

En fait j'en ai eu 3, dont la toute dernière berlinette Lago-Sport, 14S de 1958, construite à bien peu d'exemplaires. Mais c'est une autre histoire... Puisqu'on est dans les voitures et que je vous ai déjà montré la Dyna Junior, et bien la voici ma Talbot ! Il faut toujours faire ce qu'on a dit à 10 ans.

     
La Talbot-Lago Sport 14S de 1958 photographiée en 1963 sur les routes du Gers
et devant le Centre Hélio-Marin de Collioure où j'effectuais un stage. Ça calme... non ?

" Paddy " qui fut (et reste) le petit frère que je n'ai pas eu et qui me suivit à Daguerre comme à Gautier (voir photos de classe) est, avec son frère Piers (et leurs enfants respectifs), le résultat heureux d'une des plus belles histoires d'amour de la dernière guerre mondiale, le mariage de ma cousine Andrée Bouchinet avec le commander Christopher Perrin-Brown, DSO MC OBE, héros parmi d'autres du premier régiment de parachutistes SAS, les fameux "red devils". J'étais présent à Boufarik lors de leur première rencontre et je vous la raconterai un jour maintenant qu'ils ont hélas disparu tous les deux ! Paddy et Piers qui sont eux aussi de solides gaillards sont les seuls anglais, à ma connaissance, à parler un pied-noir impeccable, ce qui mérite le respect !