clo_1937


NOTRE ANNÉE 1937

Clo, jeudi 27 mai 1937 à midi,
du temps d'avant qu'elle ne soit Algéroise !

Texte de Clo, dessin de JiBé, petite intro de Gérald.

Claudette Humbert (1934-2017)
photo : André Layani

   Ce qui suit est le seul texte "de commande" que Clo ait consenti à livrer à Es'mma. C'était quand on avait essayé d'étoffer un peu cette année 1937, pour laquelle plusieurs textes étaient arrivés, presque simultanément et de façon fortuite, sur Es'mma. La question posée aux Es'mmaïens était : "et vous, que faisiez-vous en 1937 ?" (en tout cas à ceux en mesure de répondre à cette question). Clo m'avait demandé de différer un peu la mise en ligne de cet écran, elle aurait aimé qu'il soit suivi d'une suite, portant sur l'arrivée de sa famille à Alger. Moi, j'étais content, j'avais enfin d'obtenu d'elle qu'elle veuille bien s'atteler à un "vrai" texte, plus long, plus élaboré que les messages tout de verve et d'impertinence, mais toujours trop courts, dont elle nous régalait sur le Livre d'Or d'Es'mma ("L.O." pour les intimes). Clo pour moi était l'une des "plumes" d'Es'mma qui ne demandaient qu'à prendre leur envol (si je peux me permettre cette double image ornithologique). J'avais convaincu Jeanjean et deux ou trois autres (pas que sur Es'mma) de s'y mettre, pourquoi pas Clo ? Et puis le temps a passé (c'était en 2014), la suite ne vint pas, et elle comme moi, à force de laisser cet écrit de côté, nous l'avons oublié. C'est donc des souvenirs de Clo particulièrement bien reposés (au sens de la pâte à Mouna) que vous allez lire ci-après…


   Où je suis en 1937 ? Je sais que comme Jean je n'ai que 2 ans et 295 jours (merci Jean de ne pas avoir traduit en heures, minutes et secondes). Comme beaucoup j'ai une grand-mère espagnole de la commune d'Alicante, de Villajoyossa exactement, comme beaucoup j'ai une branche qui descend d'Alsace, mais la branche c'est cassée en cours de route donc je ne sais rien de cette filière si ce n'est l'origine de mon nom ; comme nous tous j'habite le plus beau pays du monde mais je ne le sais pas encore, quand je le saurai ce sera malheureusement trop tard.

   Je sais où je suis cette année là, je croyais que pour moi elle n'existait pas, mais comme dit l'autre : 100 fois sur le métier remettez votre ouvrage, je devais le remettre sur le métier des autres pour ne pas la trouver !

   Je suis à Sétif sûrement depuis plusieurs mois, la soeur jumelle de Maman a suivi son mari qui a été muté à Sétif, il est directeur de l'entrepôt d'essence de la Shell ; ma mère a suivi sa soeur (normal pour des jumelles) tonton Marcel, qui plus tard allait devenir mon père en nous donnant une petite soeur, a suivi la troupe, de la gare de Palestro il s'est fait muter à Sétif par les CFA. Il est sous-chef de gare et comme disait mon cousin : sous-chef de gare c'est plus fort que chef de gare, ça se finissait souvent par des bagarres car ses copains ne le croyaient pas.

   À cette époque j'ai une grande soeur et un cousin ! Arlette et Pierrot ont tous les deux 5 ans (40 jours d'écart ! C'est ça les jumelles) et le 27 mai je vais avoir une petite cousine !

   C'est un jeudi, j'étais persuadée que ma cousine était née un dimanche ! J'ai la mémoire qui flanche, finalement c'est moi qui suis née un dimanche !

   Pierrot et Arlette jouent dans la rue en attendant qu'on les appelle, ils sont grands eux et c'était la mode à cette époque. Sétif ce n'était pas un village mais presque, de toute façon villes où villages nous avons toujours tous joué dans la rue ! Je suis avec ma Mère chez tata Blanche, ma Maman s'appelle Rose - Blanche et Rose pas mal pour des jumelles - je joue toute seule sous la table de la salle à manger ! Non je n'invente pas, j'ai même un peu peur ! À midi tapant, les cloches de l'église qui n'est pas loin se mettent à carillonner et j'entends des drôles de cris, comme les cris des canards de M. Baldachino, notre voisin qui a plein d'animaux et une grande propriété ; il est aussi bien le voisin de tata Blanche que le nôtre.


   Chez tata Blanche il y a aussi un monsieur, il vient me chercher et je vois ma petite cousine pour la première fois ! Je ne la trouve pas très jolie.

   Plus tard j'ai appris que ce Monsieur c'était le docteur, ma cousine est donc née à midi, elle est toute petite et ça m'étonnerait qu'un jour je puisse jouer avec elle comme dit Maman.

   Ma mère appelle Arlette et Pierrot, par la fenêtre, ils montent en courant ; Pierrot voit sa petite soeur et Arlette sa cousine, mais c'est moi qui l'ai vue la première ! Peut être est ce à cause de ça que ma cousine et moi avons toujours eu des liens très forts, des liens privilégiés ! Le seul mauvais tour qu'elle m'ait jouée : elle est partie en 1991 et depuis je me sens seule, il me manque mon inséparable cousine de toujours. Des cousines germaines nées de jumelles sont aussi proches si ce n'est plus que des soeurs !

   Tonton Robert est arrivé lui aussi, Maman a dû l'envoyer chercher. Je ne sais pas où est tonton Marcel, il est souvent sur les trains pour aller d'une gare à l'autre.

   Quand il est en déplacement Maman lui prépare le panier ; c'est un panier d'osier rectangulaire, avec un couvercle qui se rabat et qui se ferme avec une tige ronde en bois. Il y a deux ou trois gamelles en métal qui s'encastrent les unes sur les autres : entrée, plat et dessert. Je revois très bien ce panier, il était assez lourd, alors quand Maman qui nous suit du regard depuis le balcon nous perd de vue, Arlette et moi posons le panier par terre et on le pousse jusqu'à la gare (nous n'habitions pas loin). Quand le train de tonton Marcel arrive en gare on a juste temps de l'embrasser. Il prenait son panier, agitait une espèce de drapeau en métal, donnait un grand coup de sifflet et adieu Berthe le train part ! Il se tenait sur le marchepied du train, à nous on nous l'interdisait, mais aux adultes tout est permis ! Je me demande encore comment sa casquette faisait pour ne pas s'envoler !

   Mais ce n'était déjà plus 1937 !

   À part le souvenir d'être sous la table, les cris de cette petite cousine je ne me souviens plus de grand chose ! Pour moi l'année 1937 commence et finit un jeudi 27 mai à midi !

   Nous habitions la rue principale de Sétif qui s'appelait, qui s'appelait… Non je n'me souviens plus du nom de cette rue ! Plus tard elle s'est appelée Maréchal Pétain.

   Outre les capacités intellectuelles et de chef, tonton Robert parlait couramment l'arabe, aussi bien littéraire que dialectal. Un jour un de ses hommes a dit a ma tante : ton mari t'a trompée, ce n'est pas un Français, il parle l'arabe bien mieux que nous. C'est ce que nous racontions dans la famille et il en était tout fier.

   Le berceau de la famille de ton Robert Baudin c'était Ouenza, il était né en 1900/1905 et son père travaillait dans les mines de fer. Plus tard nous y allions en vacances Arlette, Pierrot et moi, il y faisait une chaleur torride !

   Nous sommes en France, en Algérie depuis a peu près 1860, c'était la France, bien avant Nice, Strasbourg et que même pas on savait que la France existait ailleurs qu'en Algérie !

   Nous sommes partis de Sétif en 1942 (ma petite soeur est née en décembre 1941 à Sétif elle aussi, et en arrivant à Constantine elle ne marchait pas encore, donc… !)

   Tonton Robert nous a rejoints à Constantine après son accident, pour sa convalescence. Un soir il faisait son inspection dans l'entrepôt et sur les coursives des cuves, il a glissé et est tombé dans une de ces énormes cuves remplies d'essence. Grâce à 3 ou 4 ouvriers arabes qui l'ont entendu appeler au secours il a été sauvé de la noyade ! Il n'y a rien pour s'agripper dans ces énormes cuves, il ne s'en serait jamais sorti sans eux, il a été complètement brûlé; Arlette et moi passions notre temps à le peler (comme après un coup de soleil) mais tata Blanche a dû rentrer à Alger avec Pierrot et Geneviève !

   Et alors, et alors… Ce sont d'autres histoires, d'autres années, d'autres souvenirs ! C'est fou tous ces souvenirs que j'ai de Sétif ! Les plus lointains, les plus beaux, les plus curieux, de 2 ans 1/2 à 8 ans, toute une époque, toute une vie.

CLO     


Voilà, c'était une gentille carte postale de Clo, en provenance de Sétif,
qui nous parle d'un temps d'il y a 80 ans et après !
Celle ci-dessous, elle, est bien plus récente : 1958. Une jeunette !