"Aoufo au cinéma,
c'est ta-ta, c'est algérois !"


Texte et dessin de Jean BRUA


   Dans les années 50, on était encore loin des DVD et de leur clip d'avertissement à l'intention des "copieurs" et "téléchargeurs" impénitents. Les cinémas d'Alger suffisaient à nous faire rêver et aucun propriétaire de salle n'aurait songé à faire apparaître sur l'écran, entre "Afric Film" et le long métrage, une annonce faisant honte aux spectateurs qui n'auraient pas payé leur place.

   Pourtant, une telle précaution n'aurait pas été inutile. C'est un aoufiste repentant qui vous le dit : à Alger, la resquille ne se limitait pas aux transports en commun ; il fallait compter avec les spécialistes des salles de spectacle, dont j'ai eu le déshonneur de faire partie, je peux dire "pour l'amour de l'art". En fait, j'étais le boudjadi d'une équipe rodée à cet exercice et formée de deux compagnons de lycée, Pierre C., dit "Gaillard" et Mohamed H., dit "Azov" (on comprendra que, comme pour d'autres affaires révélées dans Es'mma et en dépit de la prescription des faits, de l'amnistie générale, du secret défense et assaoir quoi, l'identité des tiers soit préservée ici).

   La technique courante consistait à emprunter à rebours la sortie de secours, au moment où ceux qui avaient vu le film quittaient la salle. C'était assez facile dans les cinémas permanents (Vox, Caméo, Midi-Minuit), où les mouvements de spectateurs se faisaient dans l'obscurité. Encore fallait-il ne pas se faire remarquer du préposé à la surveillance des portes. Sitôt celles-ci franchies, on devait progresser à la manière des Sioux, à quatre pattes ou à plat-ventre, dans le dos du cerbère et de quelques couples du dernier rang, plus préoccupés de câlins que de ce qui se passait autour d'eux et sur l'écran.

   Dans les cinémas classiques, "l'entrée par la sortie" était aussi possible, mais compliquée par le régime des séances, qui vidait totalement la salle et éclairait les lieux pendant toute la durée de la "mi-temps". Comment se faire invisible dans ce moment critique ? Le distingué Empire offrait cette possibilité de refuge temporaire, grâce à ses WC situés tout près des portes de sortie sur la rue Edgard-Quinet. Après notre intrusion, nous nous entassions à trois dans le cabinet qui se trouvait le plus éloigné de l'entrée des toilettes, en supputant que les usagers membres du personnel du cinéma choisiraient le plus proche pour "dépenser leur penny" pendant l'entracte. La principale difficulté était alors de résister au fou rire, quand le visiteur, croyant les autres "lieux" inoccupés, se laissait aller à divers soupirs ou exclamations de soulagement, voire - comme tel contrôleur féru d'opéra - au grand air du Barbier de Séville... Il suffisait ensuite d'attendre les premières notes de la rengaine d'"Afric Film" pour quitter notre cellule de confinement et, dans l'obscurité rétablie, gagner nos places, un par un, en restant à distance des allées et venues des lampes d'ouvreuse.

   À combien de films nous sommes-nous ainsi invités, "Gaillard", "Azov" et moi, à l'époque d'insouciance où les cinémas d'Alger n'avaient à se garder que des "commandos" de la resquille ? Plusieurs dizaines, sans doute (dont certains "interdits aux moins de 21 ans"), sans compter quelques pièces de théâtre locales. Pour les tournées Karsenty ou Hébert, je n'ai pas d'expérience personnelle, car si j'allais assez souvent à l'Opéra ou au Colisée aouf, c'était légalement, grâce aux invitations dont bénéficiait mon père via son journal.

   Pourtant, un soir, assistant à l'opéra à je ne sais plus quelle pièce de boulevard, j'eus la surprise de reconnaître "Azov", seul dans une loge d'avant-scène que ma mère (qui était de la maison) me dit être habituellement réservée à la Préfecture. Voulant en avoir le coeur net, j'interrogeai mon camarade en le retrouvant au "foyer" au premier entracte :
   - Tu as eu une invitation officielle ou tu as payé ?
   - Pour l'invitation officielle, je n'ai pas tes relations. Quant à payer, tu m'as pas regardé ?

J.B.

Voir La grande scapa" (07/02/05) et La trompette à vapeur" (13/04/05)

    De l'anglais "to spend a penny" pour accéder au chalet d'aisance, ou "chichma".



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