TIRÉ DU LIVRE D'OR D'ES'MMA,

LE GRAND LIVRE DE NOS MÉMOIRES DE CE TEMPS-LÀ...



"SI J'AVAIS ÉTÉ LÀ-BAS À BELCOURT..."
LA CHAÎNE


Par Jeanjean... de Belcourt
dessin de Jean Brua



Llorens Jeanjean 1934 (Alger Belcourt Les Halles)

02/12/2007 18:34

Hier, samedi, ma femme et moi avons été faire un tour en ville, eh oui, ça nous arrive, car Perpignan est à deux minutes en voiture de Bompas, il était deux heures de l'après-midi, il faisait super beau 26°, pas de vent, enfin un bel après-midi d'hiver comme nous avons souvent ici. Nous nous sommes bien promenés jusqu'à sept heures, et sommes rentrés gentiment. Une chose m'a "frappé", c'est que pendant ces cinq heures passées à arpenter toutes les rues et avenues de cette ville, et ben tenez-vous bien, je n'ai pas rencontré une seule connaissance, rien, ouallo, queudale, j'avais beau regarder dans tous les sens que des inconnus devant derrière à droite à gauche, enfin partout, tous des gens qui nous croisaient ou nous doublaient sans même un regard. Et j'en ai même fait la réflexion à ma femme, alors que nous étions dans la voiture sur le chemin du retour.

Et instinctivement je me suis fait un petit film dans ma petite tête, en me disant si j'avais été là-bas à Belcourt, je serais descendu à deux heures du matin en partant de la rue Marquis de Mores, avec mes copains Sage, qui eux aussi travaillaient aux halles, et nous avions l'habitude de descendre ensemble au boulot, ils me prenaient en bas de chez moi, puis on tournait à droite dans le Bd A. Comte, après à gauche la rue A. Blasselle, jusqu'au Rialto, puis à droite la rue de Lyon, jusque chez Rolando, là nous traversions la rue de Lyon, devant la maison d'Albert Camus, et après à gauche au Bar Pierrot on prenait la rue de L'Union, où on rencontrait plus de monde qui descendait aux halles, en ayant bien soin de parler et de marcher sans faire de bruit, pour ne pas réveiller ceux qui dormaient... Arrivés rue Sadi-Carnot à droite on rentrait dans les halles... Mais là déjà il y avait de l'animation, avec tous les détaillants des marchés qui prenaient leur café soit au "Chien qui Fume", ou chez Adrien, ou chez tonton Joseph, ou chez mon père, ou chez Hadj, ou au Splendid.

Nous, nous n'avions pas le temps de nous attarder... à cette heure, il fallait tout préparer dans nos caisses pour la vente du jour ! Et tout ça se terminait selon les jours, entre onze heures et midi, et c'est là où je voulais en venir... Donc la matinée finie, je sortais des halles par la porte d'en bas, c'est à dire rue Sadi Carnot, et j'allais dire bonjour à mon père, quelque paroles et ouste, je prenais le chemin de la maison, à coté du café du papa, je saluais Mr et Mme Beneyto, qui tenaient le tabacs journaux, puis à coté Monsieur Mesquida le marchand de bananes, puis Jacques Debray, puis Monsieur Bellilli, puis tonton Joseph, avec qui je passais au moins cinq ou dix minutes tous les matins, après je saluais monsieur Dalché, et Adrien, le patron du Bar de Venise, et là je traversais et je montais la rue de l'Union jusqu'à la place Jeanne-d'Arc, et là commençait le parcours du combattant car presque tous les jours se ressemblaient, à droite je saluais le Tio et la Tia Ferrer juste une petite bise, je saluais à coté Monsieur Gondolfo le cordonnier, et ensuite je rentrais chez Gino, le coiffeur, là deux bises et je faisais ma pause obligatoire, car avec Gino, nous avions toujours quelque chose à nous raconter, c'était tout et n'importe quoi, et quand je me levais pour partir, il me disait toujours "Ma tu viens d'arriver et déja tu t'en vas", avec son bel accent italien, après c'était Monsieur Buygues, l'ami de mon pépé, là je passais devant le marché, et m'arrête après l'Alcazar chez Mme Righetti, je rentrais dans la cuisine, et ouvrais les marmites et les cocottes pour voir ce qu'elle préparait pour le repas du midi, et là tous les jours, elle me demandait de rester manger, puis je traversais et j'allais saluer mon ami Adrien Moatti, car si des jours je passais sans lui faire un petit signe, le lendemain il me le faisait remarquer ! Et c'était toujours la même phrase "tia peur que le chien il te morde".

Puis je traversais et je sifflais ma mère d'en bas. Juste pour lui dire bonjour, après je saluais Mr et Mme Wolff les charcutiers, et retraversais pour faire la bise à Mme Perez qui avait la boutique de cadeaux, puis à coté je rentrais saluer la famille Khaliffa, et toujours un bon petit mot avec monsieur Alfred, un homme adorable, et sa femme Mme Odette aussi, puis je sortais et saluais monsieur Robert Bensaid le boucher, ainsi que le coiffeur Jo Pernot, et un peu plus haut je rentrais chez Franck, le patron du "Palais des Sports", on discutait un peu vélo, et là je pouvais monter pendant près de cent mètres doucement, jusqu'à l'auto ecole Turqui, je rentrais le saluer ainsi que son fils copain d'école. Et j'arrivais rue de Lyon, directement en face j'allais dire un petit bonjour à Richard'son, puis à la famille Roig, après je prenais l'Equipe à la Civette, et tout à coté au Bar Central, on se retrouvait avec les fils Sage. Je les laissais, et allais saluer Auguste Rolando, mon professeur de Photographie. Ah, il m'en a appris des choses sur la photo, j'étais devenu un vrai pro, toutes les ficelles du métier qu'il m'a appris, et comme ça me plaisait énormément, j'étais un très bon élève. Après je saluais en passant Ernest le chapelier, je passais sous les arcades et un peu plus loin j'arrivais au Rialto, où il y avait toujours quelques connaissances, puis je remontais la rue A. Blasselle, et à droite halte obligatoire chez Bébert le Coiffeur, où il y avait toujours la dernière histoire qui traînait. Là était en principe ma dernière halte de la matinée, car il fallait rentrer se reposer un peu pour redescendre à trois heures, jusqu'à six heures du soir. Et voilà ce qu'était ma vie de tous les jours pendant de nombreuses années, là encore je ne vous ai parlé que des commerçants, mais il y avait tout le long des tas de gens que je saluais. Mais comme c'était bon toutes ces salutations, ces bises qui valaient de l'or.

Toutes ces personnes qui vous estimaient, sans arrière pensée de race de religion, tout n'était que bonheur, joie de vivre, et quand un était patraque, tout le monde faisait bloc autour, il y avait toujours une solution à vos problèmes. Oh bien sûr, tout n'était pas rose, mais les gens se fréquentaient depuis tellement d'années que nous ressemblions à une grande famille. Et là je me revois me balladant dans Belcourt, où tous les dix mètres il y avait soit une personne soit un commerçant soit un membre de la famille que je pouvais saluer ou embrasser "comme du bon pain" et ça mettait une gaieté, une joie de vivre super, nous avions l'impression que rien de grave ne pouvait nous arriver. C'était une chaîne incassable, et vous étiez un maillon de cette chaîne. Hélas cette chaîne, si solide qu'elle ait pu être, a fini par se casser en milliers de morceaux, et des fois on se demande si on n'a pas rêvé, car à la limite c'était trop beau...

Jeanjean... de Belcourt




Dessin de Jean Brua