CINÉMA DE CHEZ NOUS


LE C.C.A.A.
SILENCE, ON RE-TOURNE !
par Gérald Dupeyrot





   À la suite d'un documentaire sur les pieds-noirs passé en mai dernier sur M6, et constitué en grande partie de films familiaux, un débat avait eu lieu entre Es'mmaïens : "quel genre de reflet ce documentaire pouvait-il donner des européens d'Algérie, dans la mesure où une caméra, c'était cher, et que la plupart de nos familles n'avaient pas les moyens de s'en payer une ? Du coup, ces séquences ne reflétaient-elles pas la seule vie des classes les plus aisées de notre société ? Pour donner de "nous", donc, une vision idyllique et inexacte".

   "Encore une fois, écrivait André, les pieds noirs ont été représentés comme des nantis, insouciants et profitant pleinement de la belle vie". Le débat fut vif, les Es'mmaïens en profitèrent pour faire état à qui mieux mieux de leurs états de service prolétariens, ou du moins de ceux de leurs familles. Christian avait bien rappelé qu'"il faut se rappeler le coût des caméras, projecteurs et films couleurs dans ces années 50", mais voilà, justement, on n'en savait rien, de ce que valait une caméra 8mm ou 16mm dans les années 50. Finalement, on ne tira pas grand'chose de ce débat, sinon que peut-être des passionnés pas si favorisés que ça, avaient peut-être pu, eux aussi, économiser pour s'offrir le joujou objet de leur convoitise cinéphilique.

   À Es'mma on a de la suite dans les idées. On a fait un noeud à notre mouchoir, et on a fini par retrouver dans nos quotidiens, les "réclames" (comme on disait) ci-dessous, parues dans l'Écho d'Alger à l'approche du Noël 1950, pour inciter à se faire offrir une caméra dans les souliers. Désormais, le Père Noël a des pellicules ! La "Paillard" fut, rappelons-le, la caméra qui fut offerte à notre amie Betty pour son 20ème anniversaire (ontontion, on dit pas qu'il tombait en cette année 1950, non, ce sera pour un peu plus tard…).




   Donc, maintenant on sait : en 1950, une caméra, ça valait 39.990 Frs . Mais encore ? Eh oui, si vous ne vous souvenez pas de ce qu'étaient les prix cette année-là, impossible de savoir si une caméra c'était cher ou pas. Alors, rappelons-nous que c'est en 1950, le 11 février, que fut votée la loi qui instituait le SMIG (qui plus tard deviendra le SMIC). Il fixait un salaire mensuel qui devait tourner autour de 10.000 Francs par mois. Une caméra, c'était donc à peu près 4 fois le SMIG. Oui, c'était pas donné !



Ars Gratia Artis

   Riches ou moins riches, ils furent nombreux, ces possesseurs de caméras, à participer au activités du Club des Cinéastes Amateurs d'Algérie.

   "Encourager le goût de l'art cinématographique dans l'amateurisme, dans toutes ses branches et dans tous ses formats, en favorisant la formation de réalisateurs par le développement de la culture, de la technique et du sens cinématographique en Algérie", tels étaient les buts définis dans ses statuts.

   Le Club des Cinéastes Amateurs d'Algérie a été créé à Alger en 1936 par Monsieur Louis Granata, artiste-peintre . Se joignirent à lui : MM. Fernand Sportelli (représentant), André Guedj (commerçant) et Pierre Cavalier (comptable). Le premier président désigné fut Monsieur Hilaire Canizarès. Lui succédèrent ensuite (élus) Mr Cavalier puis Mr Magliulo. En 1952, Louis Granata est élu président, et il sera réélu jusqu'en 1957 au moins .

   À partir de 1946, le CCAA ne cesse de se développer. En 1948 le club comprend 19 membres, il adhère à la FFCCA à Paris. C'est ainsi le premier club de cinéastes amateurs d'outre-mer affilié à la fédération métropolitaine.

   Mais c'est en 1952 que le club prend un essor dès lors sans cesse croissant : le nombre des adhérents passe à plus de 200 membres actifs. Monsieur le Maire d'Alger soi-même est le Président d'honneur du Club. Et quand il vient en visite, comme ce vendredi 29 janvier 1954, c'est en délégation. Jacques Chevallier est un maire d'envergure, il sait l'importance de l'audiovisuel pour une Cité qui prospère comme la nôtre…

   Le club organise chaque semaine des séances de projection, gratuites, suivies régulièrement par les membres, mais aussi par de nombreux sympathisants. À noter que ces efforts reposent essentiellement sur la bonne volonté et les cotisations des adhérents, puisque la seule subvention perçue est celle octroyée par la ville d'Alger. Tous les films, toutes les photographies restent la propriété de leurs auteurs, ils ne sont en aucun cas, ni loués, ni vendus. Les séances ont lieu dans la salle de projection du club, rue Valentin, dans les locaux de "l'Entraide Féminine Laïque" .



Une séance au Cercle, rue Valentin : Monsieur Granata est au tableau noir.

   Quelques adhérents, leurs premiers pas effectués dans le cadre du club, passeront dans le domaine du cinéma professionnel ou de la télévision.

   Chaque année, un gala, ouvert gratuitement au public, présente les oeuvres des adhérents dans une salle de cinéma d'Alger. En ces temps où il n'existe encore guère dans notre ville de professionnels du "film d'entreprise", le club se voit peu à peu sollicité pour la réalisation de films d'ordre "social" : chirurgie, transfusion sanguine, compétitions sportives, voyages, etc. Les bandes sont ensuite mises gracieusement à la disposition des intéressés. C'était d'autant plus méritoire que ces films étaient payés des deniers de leurs réalisateurs. On trouvera en notes un certain nombre de titres des films ainsi tournés.

   Chaque année, le CCAA ouvre divers concours entre ses adhérents. Les plus importants de ces concours sont dotés de prix par de généreux mécènes membres du club.

   Notre histoire du CCAA s'arrête en 1957. Nous n'avons pas encore d'informations sur la suite… La guerre allait continuer, le mot FIN s'inscrirait bientôt sur l'écran… Que sont devenus les membres du Club ? Que sont devenus tous leurs films ? Dans le cadre des activités du Cercle Algérianiste, pendant huit années consécutives à partir de 1992, se tint un "Festival International du Film Algérianiste" (FIFAL). Sa dernière édition remonte à 2003. Au cours de ses 10 éditions successsives, les films du CCAA y furent, peut-on supposer, projetés ? Et maintenant ? Nous laisssons aux Es'mmaïens le soin de trouver les réponses à ces questions.





Oui, cette musique est celle du film le plus célèbre du Monde… Et l'image ci-dessus, ce fut celle sur laquelle, tandis que les lumières de la salle se rallumaient, nos mères se levèrent en s'essuyant les yeux de leurs mouchoirs. C'était en 1939. Vous avez trouvé? Non ? Alors, passez la souris dessus pour voir l'affiche… En choisissant cette musique, on a pensé que dans tout cinéaste amateur sommeillait un grand réalisateur, et aussi, que le titre collait bien avec ce qui fut notre commune aventure.







L'insigne du CCAA. Il est beau, non ?
C'est un envoi de notre ami J.R. Pivon
du 30 août 2016 !


Quelques autres prix en 1950 : une "Frégate" Renault vaut 779.500 Frs ; un numéro de Spirou, 20 Frs ; une paire de bas : 1.200 Frs ; une trompette (dans le catalogue Manufrance) : 15.700 Frs (donc, une caméra vaut plus que 2 trompettes) ; une machine à coudre de marque "Omnia", de 23.500 Frs à 28.000 frs (selon qu'elle est encastrée dans une table ou un bahut) ; un carillon "Westminster" 9.860 Frs (dans le Chasseur français) ; une belle montre d'homme, mais sans chichi, à partir de 2.000 Frs ; un vélo Manufrance "Hirondelle" 15.000 Frs, et un vélomoteur de même marque 72.500 Frs ; un aspirateur (Manufrance encore) : 11.100 Frs ; un chapeau de scout "Baden-Powell" kaki : 614 Frs ; le célèbre fusil de chasse "Robust" à 2 coups (de chez Manufrance) vaut 26.500 Frs ; un fauteuil club plein cuir, dans les 15/20.000 Frs. Bon, une caméra pour amateur vaut 2 beaux fauteuils… Faire des films, c'est donc en 1950 un loisir plutôt coûteux ("quoi quoi, qu'est'ce tu vas t'acheter une caméra, que tu m'avais promis qu'on changeait les fauteuils du salon, qu'à travers les dossiers on voit le chien et ta mère tellement y sont usés !… Pas ta mère, usée ! Ni le chien ! Les fauteuils, que ch'te dis qu'y sont morts ! Et le voilà qui va faire le fanfaron avec une caméra, que jamais il a fait une photo du petit qui soit pas floue !").
Oilà. (Oilà, en pied-noir US , ça se traduit : "UGH, j'ai dit !").




Surtout si l'on se souvient que le salaire moyen "européen" en Algérie (et ne parlons pas des autres !) était bien inférieur à celui de la métropole. D'ailleurs, étaient exclus du champ d'application de cette loi un certain nombre de départements français d'outre-mer, dont la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion... et les 3 départements d'Algérie  Comme on le voit, le lobby des députés représentant les grands intérêts d'affaires en Algérie avait bien travaillé, Monsieur Blachette pouvait dormir tranquille, il ne ferait pas le cauchemar qu'il allait avoir à payer au Smig ses coupeurs d'Alfa. Pas plus que ses collègues de la Martinique leurs coupeurs de canne ! Mais, houla, voilà que je me suis éloigné des caméras de nos amateurs, et que quasiment, je fais de la politique, ce que le règlement de notre garde-champêtre ne permet - comme vous le savez - pas.





"Ars Gratia Artis", forcé que vous avez vu cette devise, et même des centaines de fois, mais à regarder à chaque fois rugir le lion, vous ne l'avez pas vue inscrite juste dessous. "L'Art pour (l'amour de) l'Art", c'était la devise de la Metro Goldwin Meyer. Ne peut-elle pas s'appliquer aussi, sinon mieux, à la passion des cinéastes amateurs ?




Louis Granata (1901-1964) Un bel artiste qui peignit des scènes "typiques" : personnages dans le sud Algérien, paysages de Bou-Saada, de Kabylie, des marines... Louis Granata avait été l'élève de deux des monuments de la peinture orientaliste : Rochegrosse et Dinet. Sa première expo, triomphale, se tint rue d'Isly en 1930. Contraint en 1962 de quitter son atelier d'Alger en abandonnant la majorité de ses oeuvres, il trouve refuge à Salon de Provence. Mais l'envie de peindre l'abandonne doucement, la lumière saharienne n'est plus là, il meurt de désespoir en 1964. On reparlera de lui sur Es'mma.


Louis Granata : "Le Cordonnier"


Louis Granata : "Portrait"



On manque d'infos sur les années postérieures.
Pour 1957, voici quel était le Comité directeur :

Présidents d'honneur : Mr Jacques Chevallier, maire d'Alger ; Mme Clarisse Dauphin.
Président honoraire : Mr Lucien Magliulo.
Membres d'honneur : les quotidiens d'Alger.
Président actif : Mr Louis Granata.
Vice-Présidents : MM. Jean-Marc Soulié ; Robert Hurtado.
Secrétaire général : Mr Albert Oullié.
Trésorier général : Mr Raoul Donat.
Assesseurs : MM. Philippe Accardo, Julien Agostini, Abderrahmane Guellati, Jean Goubard, Roger Legrand, Guy Nouen, Joseph Salem, Pierre Simonin, Louis Taillefer.
Délégué général à la section cinéma : Mr Julien Agostini.
Délégué général à la section photo : Mr Philippe Accardo.


La Salle de l'Entraide Féminine Laïque se trouvait au 7 de la rue Valentin. Sur la photo ci-dessous (de 2006), nous sommes rue Michelet, au Carrefour des Facs (Place Lyautey). L'immeuble à gauche est celui de Bissonnet, le Bd Saint-Saëns commence juste après, la rue Valentin est en face de nous, et son n° 7 est un peu plus haut à gauche.


Cliquez pour agrandir




Quelques uns des films au CCAA :

FILMS-"CLUB"
- "Vivre" (scénario)
- "Congrès eucharistique à Alger en 1939" (présenté à la Maison de l'Agriculture sous la présidence de Mgr Dauzon)
- "Les Fêtes de Saint-Pierre" (reportage)
- "Fêtes fleuries d'Alger 1953-54"
- "Fêtes fleuries de Boufarik 1953-54-55"
- "Meeting d'aviation à Maison-Blanche 1953"
- "Exposition canine internationale 1953"
- "Fête du cheval à Blida 1954"
- "11 novembre 1954 à Alger"

Films réalisés par les membres :

DOCUMENTAIRES
- "La naissance de l'huître" (Jean-Marc Soulié)
- "Alger-Côte d'Azur"
- "Pierre de Provence"
- "Relâche en Savoie"
- "Escale au Portugal"
(tous quatre de Guy Nouen).

SCIENTIFIQUES
- "Chirurgie" (Guy Soulié)
- "Transfusion sanguine" (Louis Granata)

SPORTIFS
- "Joutes sétoises 1953"(Louis Granata, Albert Oullié, Guy Nouen).

VOYAGES
- La France - Le Maroc - Le Constantinois - Le Sud (Ghardaïa Bou-Saada) - L'Île de la Réunion - L'Espagne - L'Italie - La Hollande - Le Tyrol - L'Écosse, etc - "Le Petit Port"

CHANSONS FILMÉES
- "On m'a donné une âme" (Albert Oullié)
- "Les trois bandits de Napoli" (Albert Oullié)

FILMS DE GENRE
- "Si Printemps métait conté" (Guy Nouen)
- "Légende" (Max Charley).





- Cinéma : Concours Louvier (tous formats, N&B et Couleurs) ;
- Photo : Coupe Bertin (photo sur papier, format 13x18) ;
- Concours permanent de chansons filmées ;
- Concours permanent de scénarios en vue de la réalisation de films-club ;
"Grand Prix du Cinéma d'Amateur d'Algérie", grande compétition annelle, dont l'organisation était confiée au CCAA par Mr le Gouverneur Général de l'Algérie (compétition qui s'est arrêtée en 1953).

Le CCAA organisait en outre des concours dotés soit par des firmes, soit par des commerçants d'Alger :

- Concours SCI ;
- Concours Bauchet (Pathé) ;
- Concours Studios-Vedette (photographe au 6 rue Colonna d'Ornano) ;
- Coupe du Rire, annuelle à partir de 1949, dotée par le Studio Garcia (situé, rappelons-le, 3 rue Richelieu).

Le CCAA organisait également plusieurs concours de photos :

- Concours Casaus (photos diapositives couleurs 24x36, il était maître opticien au 4 rue Michelet) ;
- Concours Labo-Photo (le magasin de photo de la famille Guedj, au 17 rue Colonna d'Ornano) ;
- Coupe René Calleja. (René était un bijoutier en gros, au 18 de la rue d'Isly).


DANS L'ALBUM-PHOTOS DU CLUB…




Prise de vues dans une école pour un film de Monsieur Agostini.



Monsieur le Président donne une démonstration.
De gauche à droite : MM. Oullié, Granata (Président en costard rayé,
le fume-cigarette est une illusion d'optique), Taillefer, Simonin (décoration au revers),
Hurtado, Acardo, Agostini (oui, celui qui tourne dans la salle de classe), Guelatti,
et Legrand (non, il ne porte pas à l'arrière de la tête un éclairage portatif,
celui-ci fait partie du décor ; mais il ne devrait pas déformer ses poches).




Ces pararazzi sont des membres du club qui s'exercent à la prise de vue lors d'une leçon
sous la houlette de Guy Nouen.




Guy Nouen à nouveau, qui filme une séquence de son film "Si Printemps m'était conté",
qui obtiendra le Grand Prix du Concours Vedette 1956.
Qui se souviendra qui était sa charmante actrice, si soucieuse à la lecture des informations ?
À moins que ce ne soit le soleil printanier d'Alger qui ne lui fasse ainsi froncer le sourcil…




Ici, c'est un adhérent, dont on a perdu le nom, qui mixe les fonds musicaux,
dont les fragments sont puisés dans des disques.




À Zéralda, au cours d'une sortie du Club, le défilé des candidates au titre de Miss Caméra.




Pierre Blaise bruite la séquence que l'on voit à droite (noria avec bourricot).
Le bruit de l'eau s'écoulant est obtenu par… de l'eau (en filet, tombant dans une cuvette).
Une noria, ça grince, d'où le pivot mécanique que Pierre tient dans sa main gauche.
Avec sa dernière main, il roule une boule de papier froissé
pour faire le vent léger soufflant dans les arbres.
Ah, ça en demande de l'ingéniosité, un bruitage !
(ne jamais remettre à deux mains ce que l'on peut faire à trois mains).