La carriole en plein coeur du centre !
Fantaisie pour harpe, carriole,
Albert Grévy et menton.


Par Rémi Morelli




LA CARRIOLE C'EST MARIOLLE

     La carriole a traversé mon univers d'enfant. Elle a aussi perturbé bruyamment celui de mes parents, de mes voisins immédiats (pauvre Madame Minois !) et celui, plus lointain, des habitants du quartier autour du 21 rue Michelet.

     Avec les patins à roulettes et le vélo, elle reste un de mes souvenirs de "glisse" les plus vivaces .

     Mon specimen de carriole, entièrement fabriqué de mes mains, s'il a profité de quelques améliorations techniques au fil du temps, est resté pour l'essentiel constitué d'une seule pièce maîtresse : une planche à découper dont la concavité due à l'usure de l'usage correspondait idéalement à l'emplacement de mes fesses et dont le manche, troué à l'extrémité pour cause de rangement vertical, constituait le pivot central sur lequel venait perpendiculairement se fixer grâce à un gros boulon à tête plate, muni de rondelles, le bout de bois assurant la conduite de la machine. L'écrou à ailettes, plus ou moins serré, donnait à celle-ci une direction plus ou moins assistée, résultat d'un juste compromis entre souplesse d'utilisation et précision de la trajectoire. Il suffisait alors de s'asseoir le plus loin possible en arrière sur la planche et de ramener les pieds de part et d'autre du "gouvernail" ainsi préparé à répondre à la moindre sollicitation pédestre. L'impression de vitesse était garantie, la vitesse pas seulement une impression, et je n'ai éprouvé une sensation similaire que lorsque, bien plus tard, je me suis initié aux joies du karting.

     Des roulements à billes de tailles différentes (deux petits devant, deux plus gros derrière) assuraient la vélocité. Fixés en force comme un marteau sur son manche, ils étaient maintenus en place par des chevilles de bois. Ces merveilles technologiques, à l'éclat froid et mat, réalisées dans un matériau dont la noblesse n'avait d'égale pour nous que la nouveauté, pareils à des colliers de perles fines enchâssées dans la graisse noire et luisante, n'étaient pas dénuées d'une beauté toute industrielle. Leur bruit, qui semblait ne pas finir et qui témoignait à la fois de la qualité de leur fabrication et de leur état d'usure, est resté dans ma mémoire admirative d'apprenti mécanicien. Pour dévoyer le titre d'un roman célèbre de Ernst Junger, nous avions en mains de véritables "orages d'acier" prêts à se déchaîner .

Les sensations éprouvées sur ma trotinette dans les allées du square Bresson se sont considérablement émoussées, pour ne rien dire de celles provoquées, à peu près au même moment et au même endroit, par la maîtrise toute relative d'un cheval à pédales de location .

C'est dans un Etablissement tenant à la fois du garage propre et de l'usine (que je situe soit rue Clauzel,soit plus vraisemblablement rue Denfert-Rochereau, mais avec certitude sur le trottoir de gauche en descendant vers l'Agha) que j'avais gracieusement obtenu pareils trésors. Il faut dire que l'accueil était tout aussi favorable lorsque nous nous présentions comme collectionneurs multicartes de buvards publicitaires dont le carton glacé, les couleurs et les slogans accrocheurs, provoquaient chez nous de bien innocentes mais incontrôlables pâmoisons.

COURT-CIRCUIT !

     Les rues voisines étaient le théâtre de nos exploits. Le périmètre habituel et très circonscrit, balisé d'interdits parentaux, comprenait les rues Bitche, Grévy, Pichon, Warnier, Richelieu. Le danger semblait augmenter avec l'élargissement du cercle et la transgression de l'interdit, comme si une force centrifuge nous expulsant loin de la maison réduisait du même coup son halo protectionnel et familial. A entrevoir d'ailleurs les mines ébahies de certains automobilistes découvrant subitement devant leurs roues pareil équipage au milieu du trafic de la rue Richelieu, formellement défendue, je mesure à posteriori, à l'ampleur de la peur rétrospective qui m'anime encore, celle qu'ils avaient dû éprouver.

     Afin de minimiser les risques, dont ils n'avaient pas l'idée, mes parents avaient en outre exigé la pose symbolique d'un frein, constitué d'un bout de bois planté dans le gras de la planche, soulevé fortement de la main en cas de nécessité et qui venait racler le sol pour ralentir, sans l'arrêter, l'engin et sa monture. Malcommode, je n'utilisais pas cet artifice peu efficace et préférais user le talon de mes baskets que des virées alternatives en patins à roulettes se chargeaient d'élimer cruellement à la pointe et que le contact souvent répété avec la roue avant du vélo, démuni de garde-boue, entaillait profondément à la semelle.

     Pourtant, ce ne fut pas dans une grande artère dangereuse qu'eut lieu l'accident. Un de mes itinéraires favoris et très proche de la maison, ne présentait pas de difficultés majeures de pilotage : rectiligne, la rue Grévy coupait à angle droit la rue Bitche avant de prendre une forte pente pour rejoindre la rue Pichon. Un copain de jeu surveillait le croisement et n'hésitait pas à arrêter les passants (nous, nous étions "inarrétables" ! ) ou les rares voitures qui venaient chercher là une hypothétique place de stationnement, impossible à envisager rue Michelet. Une telle garantie nous permettait de prendre avec assurance le maximum de vitesse avant de plonger littéralement dans la seconde portion de la rue, là où, évidemment, les sensations de vitesse étaient les plus fortes et les plus éphémères, sans doute les plus fortes parce que les plus éphémères.

     Il fallait en effet profiter pleinement de ces rares instants grisants avant de remonter, à pied, en haut de la rue pour recommencer. Ce trajet pouvait être effectué seul ou à deux de front, dans une course sans merci, sinon sans enjeu; dans tous les cas, il était répété sans lassitude une après-midi entière.

     Depuis plusieurs descentes réalisées en solo, un autre copain m'attendait presque au bas de la descente, à l'endroit le plus véloce, il se mettait au milieu de la rue, et ne s'écartait qu'au tout dernier moment. Pareil au torero qui efface d'un geste sûr et imperceptible la masse sombre et puissante du monstre lâché à pleine vitesse, il m'esquivait dans une véronique dont je ne pouvais admirer l'élégance. Quel que soit le caractère outrancier de la comparaison, toujours est-il que l'impossible arriva : je l'envoyais littéralement valdinguer et finis, désolidarisé de ma carriole, le reste de la descente sur le menton.

     Un mouchoir à la propreté approximative plaqué sur la blessure, je filais à la maison où ma mère, croyant d'abord à une belle éraflure, faillit défaillir lorsque je levai la tête : l'os tout blanc du menton scintillait d'un bel éclat au milieu de chairs sanguinolantes.

     Nous courûmes de concert chez le premier médecin du quartier qui, sous l'effet de l'émotion, une fois la plaie recousue, me donna en prime et d'une main tremblante un bon coup de ciseau dans la joue en voulant couper le sparadrap du pansement.

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Le circuit du carrioleur Morelli : les rues Albert Grévy, Bitche, Richelieu, Pichon, Warnier. Comme ça sur le plan, ça n'en a pas l'air, mais tout ça se précipite drôlement vite vers le carrefour de l'Agha !

Voilà encore un vrai sujet pour les nostalgiques du "sport" algérois et les performances de sa jeunesse : les interminables après-midi passées à patiner devant le Gouvernement Général dont le sol, extrêmement lisse et sans aspérité, rendait possible toutes sortes de figures dont toutes n'étaient pas imposées. Là, l'histoire, avec un grand H, s'est amusée à en dessiner quelques unes qui ont bel et bien fini par changer le cours de nos vies.



CARRIOLE EN CHAMBRE AU 21 RUE MICHELET

     Cette péripétie, dont je garde la preuve - sous forme d'une belle cicatrice - à disposition de ceux qui mettraient en doute la véracité de mes dires, ne mit pas fin pour autant à ces randonnées mécanisées. En outre, les jours de pluie - rares - me trouvaient pilotant mon engin à la maison, dans le fracas asssourdissant des roulements (dépourvus de protections caoutchoutées) au contact du carrelage sans tapis : ses aspérités et ses inégalités, voire ses cassures, constituaient autant de pièges diaboliques qu'il fallait éviter en passant au millimètre près selon une technique qui deviendra plus tard banale dans le monde surfait et un peu prétentieux de la Formule 1.

     Passant au plus près de la harpe, j'effectuais un virage (que peut-on dire quand les roues n'ont pas de chapeau ?!) à la limite de l'adhérence pour m'engouffrer sous le piano en ayant évité la pique du violoncelle paternel fichée dans un joint défectueux, après avoir élargi mon périple en sortant sur le balcon par les deux portes fenêtres ouvrant l'une sur la chambre parentale et l'autre sur le salon. Les dérapages, fréquents, s'initiaient d'un coup de fesse rageur; quant à leur contrôle final, mieux valait s'en remettre à la chance.

     Certes, ici la vitesse était moins grande que dans la rue, ne devant rien à la déclivité du terrain parfaitement plat mais tout aux impulsions des avant-bras et des mains projetés en avant sur le sol dans le geste large du rameur. Mais le pilotage requis, distrait par la dépense d'énergie cinétique auto-produite, ne tolérait pas la moindre erreur qui, en général, se payait cash : finir dans les bacs à fleurs du balcon, percuter de plein fouet l'un des pupitres devant mon père médusé, ou saisir involontairement un pied ou un mollet non identifié, ne constituaient pour moi ni un motif de fierté ni une occasion de franche rigolade, je manquais de recul. La susceptibilité des pilotes ne fait pas bon ménage avec l'humour.

     Quand je me remémore de telles scènes, vieilles de près d'un demi-siècle, dont je transmets ici quelques bribes sous forme de souvenirs sans doute trop personnels pour intéresser un lecteur fut-il bien disposé, je mesure l'immensité de la patience de la pauvre Madame Minois, la locataire âgée du dessous. A moins qu'elle n'ait ainsi voulu inconsciemment compenser les quelques petits travers de son comportement par ailleurs fort civil. Cette éventualité, envisagée sans méchanceté, n'entame pas le respect et l'amitié que j'eus et que je conserve pour elle. Mais cela serait une autre histoire.

Rémi MORELLI Novembre 2002