Carrioles : l'écurie Camille Pelletan
et le Grand Prix du marché Geay

Par Jean-Louis Jacquemin


ici en 1953, à l'époque des (mé) faits
(cliché Clodagh Campbell)






Arrimé tant bien que mal à une anse calme et aérée du boulevard entre les deux saintes, Marcienne et Elisabeth, le marché Geay n'était qu'un lieu de passage, un "bus-stop" à l'américaine avec quelques boutiques et un embryon de marché qui ne fit jamais recette et où personne ne s'attardait mais c'était un point stratégique. Il desservait la plupart des quartiers qui s'accrochaient au chevet du Fort l'Empereur et dévidaient leurs rues calmes bordées de villas dans des lacets impressionnants qui dévalaient en pente douce vers le Telemly. Autant dire que pour les accros de la carriole, c'était la terre promise. La sratigraphie sociale de l'habitat dans cette zone résidentielle était intéressante.




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La boucle du Télemly au niveau du marché Geay. A droite, on voit la petite rambarde donnant sur le ravin et le semblant de square avec des bancs qui furent installés sur le tard mais n'attirèrent jamais personne. En face, le petit escalier qui rattrapait la rue Alexandre Ribot et faisait gagner du temps. A droite, on devine seulement le marché et l'anse autour de laquelle s'installaient des commerces (peu nombreux). Sur la colline, on remarque la qualité et l'originalité de ces villas pourtant toutes installées à l'occasion du lotissement de la loi Loucheur.




    Sous les murs du fort, dans une végétation encore un peu sauvage, au détour de chemins pittoresques et au grand-air, quelques unes des dernières belles villas de l'époque mauresque, soigneusement préservées, avec des jardins tropicaux bien ombragés, des bassins alourdis de nénuphars et des constructions pleine de charme. Autour et en contre-bas, de belles villas modernes, soignées, cossues, en style néo-mauresque ou "Arts Déco", avec des tennis (mais bizarrement très peu de piscines qui restaient un luxe hors de portée du privé) et de beaux arbres. C'étaient les demeures de solides familles implantées depuis des générations et qui vivaient dans une opulence ou une aisance discrètes, la réussite plus récente se retrouvant plus volontiers à El-Biar ou à Hydra dans des quartiers " chic" et plus voyants.

    Plus près du Telemly et en ordre plus serré, on attaquait les "lotissements" de fonctionnaires, issus de la fameuse "loi Loucheur" avec des bouts de jardin et des constructions plus modestes, encore que soignées, bon-genre et solides (ah cette religion si typiquement algérienne de "la qualité"). Contrairement à la tristesse et à l'affligeante banalité des lotissements actuels elles étaient souvent originales car l'individualisme restait aussi une religion de ce peuple de transplantés où chacun entendait marquer sa différence et, si possible, sa réussite. C'était le sanctuaire de la moyenne bourgeoisie de Service, une classe solide qui se "tenait", se surveillait mutuellement, se cooptait et s'agrégeait par affinités au hasard de rues bien tranquilles dont le recrutement homogène engendrait des quartiers paisibles et harmonieux où le bon ton était de rigueur et les rapports fort civils.

    Entre ces méandres embourgeoisés à flanc de colline, des ravins escarpés les coupaient et les escaladaient dans des raccourcis tapissés d'interminables escaliers zigzaguant à angle droit. C'était le lieu d'un habitat plus collectif, plus dense et plus modeste qui mêlait dans un voisinage hétéroclite et sympathique, des familles arabes et kabyles encombrées d'enfants et des familles méditerranéennes de toutes origines dont la marmaille n'était pas en reste et composait avec les premiers ce qu'on appelait, quelques mètres plus loin, avec plus d'agacement que de véritable antipathie, les "garnements" ou les "chenapans" du quartier, car, bien entendu, ils faisaient désordre dans ce tableau d'une respectabilité presque idyllique...

    En somme c'était l'Algérie avec sa savoureuse et truculente diversité et ses cohabitations plus pacifiques et débonnaires qu'on ne le croit aujourd'hui.

    Cela ne me déplaisait pas.

    Souvent en descendant du trolleybus à l'arrêt "G", devant la boucherie Baud ou en remontant de l'école Daguerre avec Robert Pons qui y habitait, je quittais la rue Alexandre Ribot (pas Théodule, Dieu merci !) dès le premier coude au bas du ravin pour l'escalader par les escaliers Camille Pelletan et déboucher beaucoup plus haut, au début de la rue Emile Alaux, en face de la petite épicerie "Saïd" (homme providentiel dans ces rues sans commerces) après avoir quelque peu stationné, ici et là, sur les paliers intermédiaires et partagé les jeux de ces "vauriens" composites, au demeurant sympathiques et bons camarades, dans la fragrance des odeurs d'huile, la fumée des canôuns et le bruit. Camarade mais discrètement ! Il n'eût pas fallu que mon Grand-Père me choppe à rôder ou trafiquer avec cette joyeuse bande et encore moins sur leurs carrioles.

    Car vous pensez bien qu'avec un des plus beaux tracés carriolable de tout Alger à leur porte, ils s'en donnaient à cÏur-joie !

    J'étais donc avec précaution (et mille regrets), uniquement spectateur et supporter intermittent.

    L'écurie de la rue Pelletan ce n'était pas rien.

    Sept ou huit carrioles pour une bonne quinzaine de lascars qui se relayaient ou s'agrippaient à deux sur ces plate-formes minuscules (les bonnes carrioles, je le répète, sont les plus petites) sans compter les suiveurs-pousseurs car il y avait des méplats.

    L'arrivée se jugeait au Marché Geay, dans les derniers mètres de la rue Alexandre Ribot, plus exactement sur le trottoir du Père Baud pour éviter le trolley qui pouvait débouler sans crier gare, au grand dam de ce dernier qui râlait pour la forme car en bon lyonnais il n'en voulait guère à tous ces "gones" qui lui rappelaient sa "Croix-Rousse".

    Mais, avant ça, quel tracé exaltant !

    Le départ se donnait Place Henri Petit (une minuscule placette à la frontière des deux mondes évoqués précédemment, celui des lotissements et celui des demeures) point le plus haut où on avait le courage de remonter les carrioles. On donnait une bonne poussée aux concurrents vers la déclivité de la rue Jean Richepin et c'était parti !

    Une courte ligne droite jusqu'au passage Eugène Sue (encore une volée d'escaliers vers le bas de l'Avenue Eugène Etienne et le Telemly), premier virage à gauche à angle sec, puis la longue ligne rapide et presque droite de la rue Jean Richepin qui faisait débouler à fond la caisse, devant les mosaïques bleues de la belle "Boulangerie Richepin", orgueil du Père Mégallati, kabyle fort sympathique et ouvert dont la fille très belle et complètement européanisée (comme on disait) mettait du vague à l'âme a plus d'un.

    Il fallait alors négocier la splendide courbe à grand rayon qui enjambait la tête de ravin et c'était l'occasion pour les bons pilotes d'effets de style dignes d'un grand-prix d'autant qu'elle se prolongeait par un passage plus délicat au carrefour supérieur des rues Emile Alaux, Alexandre Ribot et Camille Pelletan. Là, dans ce tronçon plus populaire, il y avait souvent du monde et l'arrivée des carrioles dans le fracas des roulements sur le bitume et le hurlement des pilotes provoquait quelques remous, voire des bassines d'eau jetées du haut des fenêtres (j'en parle de visu).

    Le meilleur restait à venir. C'était la rue Alexandre Ribot avec ses angles vifs et son épingle digne du circuit de Monaco.

    C'est là qu'on voyait les téméraires et les grands pilotes car la visibilité n'était jamais que jusqu'au coude suivant et il arrivait que des voitures remontent en sens inverse provoquant tout ce que vous pouvez imaginer comme imprécations, coups de frein, éjections en catastrophe sur les trottoirs, bleus et bosses, sans compter les carrioles disloquées...

    L'endroit idéal pour apprécier la course c'était l'épingle car elle était dégagée. Il y avait un semblant de placette en longueur avec un banc et un vieil olivier au coin du jardin de Mademoiselle Sudaka qui bordait cet espace côté amont en face du bas des escaliers Bayard. C'est par là que je descendais de chez moi car ils débouchaient rue Emile Alaux au niveau de la maison des Taillefer (prof de maths à Gautier, j'étais cerné partout !) qui n'était qu'à un coude de la nôtre.

    De cette languette étroite qui, côté aval, dominait l'épingle en face de la villa des Morixe, on pouvait suivre la course depuis le premier coude de la rue côté amont, au niveau de la maison des Demoiselles Martel, suivre la négociation du virage et, en se penchant sur la balustrade métallique peinte en gris (à Alger les poteaux étaient verts et les balustrades grises...) voir les carrioles disparaître, un coude plus bas, devant la villa des de Tournemire.



L'endroit idéal pour apprécier la course c'était l'épingle car elle était dégagée.
Il y avait un semblant de placette en longueur avec un banc et un vieil olivier



    C'était mon poste d'observation favori et c'est là qu'était le spectacle.

    Les grosses carrioles allaient vite mais dans cette épingle elles étaient gênées et devaient freiner en passant au large. Les petits gabarits arrivaient comme des bombes et quasiment accroupis sur le bitume prenaient la corde sous leur barbe, puis leur coupaient la route en louvoyant pour les empêcher de passer.

    Le vacarme, bien sur, était impressionnant. Il s'annonçait de loin avec un roulement en deux tons, un peu comme le bourdonnement de ces avions allemands, lancinant pendant la guerre puis le "Raw... raw... raw...raw...raw..." que Borie décrit si bien, s'amplifiait jusqu'à devenir un tonnerre assourdissant (et angoissant) qui culminait lors du passage en clouant toute pâle contre sa grille la vieille Mademoiselle Sudaka quand elle avait le malheur de revenir de ses courses chez Saïd sans avoir pu rentrer à temps et elle grommelait des imprécations d'une voix sombre dans une langue indistincte.

    Les collisions ou les versements n'étaient pas rares dans cette épingle où l'on se bousculait et parfois des "donnades" s'ensuivaient si les comportements étaient jugés incorrects



Une donnade
dessin de Charles Brouty pour "Jeunes saisons" d'Emmanuel Roblès
Editions Baconnier, Alger 1960



    Il m'arriva plus d'une fois de faire d'immenses signes de part et d'autres pour prévenir des catastrophes quant je voyais monter une voiture jusqu'au jour où cette voiture fut celle de mon cousin Bouchinet qui attrapa une carriole dans sa Traction , me conseilla de trouver d'autres engouements et, étant ingénieur à la Voirie, mit pour un temps fin aux raids carriolesques dans le quartier ce qui n'empêcha pas la bande de Pelletan de se rabattre en catimini sur l'Avenue Eugène Etienne, moins spectaculaire mais moins empruntée.

    La vie reprit son cours tranquille pour la plus grande joie des riverains et de Mademoiselle Sudaka, excellente personne au demeurant, qui, plus tard, me loua son garage.

    J'avais troqué les carrioles pour une Dyna Junior.

    Après tout on restait dans les "caisses à savon"...

JL Jacquemin, Juillet 2002



Le marché Geay, photographié en 1950, vu depuis l'Institution Sainte Elizabeth. On aperçoit à droite les escaliers qui montent de la rue d'El-Biar, et au fond sous les arbres la petite place du marché avec l'abri couvert. On devine, à gauche des bâtiments du marché, le début de la rue Alexandre Ribot. Tout à fait en haut on aperçoit le Fort L'Empereur au mileu des pins, et, à flanc de colline, le quartier de villas qui correspondait aux rues Alexandre Ribot et Emile Alaux. A gauche de l'image et en haut, une très belle villa de style mauresque qui bordait l'avenue Eugène Etienne. Juste avant, les immeubles locatifs où habitaient mes camarades Yves Haurie et François Mora. Récompense à qui reconnaît le couple avec progéniture du premier plan.


Je parlerai plus en détail de ce quartier dans un autre écran.

Rassurez-vous je ne suis pas pour autant un "boudjadi" complet ! J'ai fait de la carriole, comme tout le monde mais quelques années plus tôt et à Oran (et oui ! j'ai eu le privilège d'une naissance oranaise, je le revendique haut et fort...). Je le raconterai ailleurs.

La famille était très "traction" à l'époque avant d'être fortement séduite par la "Dyna" Panhard et ses avatars successifs. Je fus pour ma part l'heureux possesseur d'un roadster "Junior" qui avait déjà vécu et me fis connaître quelques tracas mais garde, dans ma mémoire, l'inimitable parfum de la première voiture. Je ne résiste pas au plaisir de vous le présenter en souriant rétrospectivement de me voir bomber le torse dans une fierté parfaitement immodeste mais qu'eussiez-vous fait à ma place !



La dyna-junior photographiée en août 1960.
J'avais modifié la calandre pour faire plus course.