La centrale électrique du port

Par Georges Busson



.Georges en 1958

pour découvrir la centrale électrique Cliquer sur la photo panoramique du port

A la mémoire de mon père et de tous ces hommes qui œuvraient pour le confort de tous nos concitoyens…

Je voudrais apporter à nos Amis d’ ES’MMA le témoignage de ce que pouvait être aussi la vie, sur le port, de ces familles attachées aux obligations des pères.

La petite communauté dont je peux vous parler était celle de cette centrale électrique que tous les Algérois pouvaient voir des hauteurs de la ville en suivant son panache de fumée.

Elle était située dans ce qu’on aurait pu appeler le Mustapha sous-inférieur, enclavée entre les rues de Dreux, de Digne, de Domremy, et le quai de Dunkerque sur un rectangle de 150/200m.

C’était une centrale thermique au charbon.

Un peu plus de vingt familles vivaient dans ce périmètre, dans deux immeubles. Tous les chefs de famille avaient un poste de responsabilité, du Directeur aux différents Chefs de quart; ils avaient tous des obligations d’astreinte qui nécessitaient leur présence sur le site.

L’éloignement des quartiers commerçant de la ville rapprochait en quelque sorte toutes ces familles dont les pères se côtoyaient tous les jours à la centrale.

Il fallait s’entraider pour les courses et pour acheminer les enfants à l’école.

Pour les courses, c’était plutôt à Belcourt. Il fallait traverser la Moutonnière et il y avait un petit passage sous la voie ferrée qui nous faisait pratiquement arriver rue de l’Union. Il fallait ne pas respirer pendant une bonne minute tant l’odeur, dans ce passage, était pestilentielle. A la fin du marché, les Moutchous proposaient, heureusement, la prise en charge des gros couffins, même quand ils contenaient d’autres produits que les leurs. Je ne me souviens pas qu’une seule des mères de famille ait conduit une voiture. Alors, imaginez, à pied, avec nos petites jambes, traverser le port sans ombre, en fin de matinée…

Pour l’école primaire, c’était naturellement Lutaud au Champ de Manœuvres. Là encore, le danger était la traversée de la Moutonnière au niveau de la rampe Poirel. Il était indispensable de tenir la main rassurante d’un grand; pour moi c’était le fidèle grand-père. J’aurai toujours en mémoire, devant mes jeunes yeux, ces terribles accidents, souvent entre chien et loup, où un piéton un peu trop hardi décide de traverser sans estimer le temps nécessaire pour éviter la voiture sur la bande la plus éloignée. Elles roulaient bien à 100 ces tractions et ces 203 ! On a fini par mériter une grande passerelle métallique qui tranquillisa tous les parents.

L’activité de la centrale et du port en général ne nous incitaient pas aux amusements à l’extérieur en semaine. Après la sortie des ouvriers, nous pouvions occuper la grande cour intérieure, qui se transformait en anneau de vitesse pour toutes sortes d’engins, du plus classique comme le vélo, au plus élaboré avec l’imagination de ceux qui seront, parmi nous, certainement de futurs ingénieurs et la collaboration du service autos de la centrale.

Le week-end, nous avions le droit de sortir. Le port était calme; nous en étions les maîtres.

Nous pouvions sortir nos drôles d’engins. La rue de Dole était tellement large que tous les concours de vitesse étaient permis. Le seul souci était pour ceux d’entre nous qui devaient composer avec les rails très nombreux. Bonjour les gamelles !

Des fois, on nous laissait un train de marchandise, vide, sur lequel on imaginait toutes les cascades possibles.

Le plus dangereux, à posteriori, était nos amusements entre les énormes bottes d’alfa entreposées sur les quais. Elles n’étaient jamais parfaitement jointives et on pouvait s’y glisser pour se cacher. De temps à autres, on avait du mal à remonter à la surface et à retrouver son chemin; de plus, l’odeur de l’alfa était forte et incommodante. Mais tous ces petits dangers nous permettaient de nous valoriser, comme pour tous les enfants du monde.

Imaginez dans quel état nous rentrions à la maison après avoir passé l’après-midi autour de la centrale. Vous aviez compris qu’il s’agissait d’une centrale au charbon. Ce charbon, livré par bateau sur le quai de Dunkerque, était levé et déposé dans un énorme réservoir par une grosse grue sur un pont roulant. Cette grue fonctionnait, bien sûr, également pour alimenter les chaudières. Alors cette musique un peu grinçante accompagnait notre quotidien. Mais le plus gênant était certainement toute cette poussière de charbon qui se déposait partout. Le soir, les enfants qui avaient joué dehors étaient plus noirs que leurs pères à la sortie du travail en semaine. Nous paraissions si sales que, des bateaux qui stationnaient sur les quais où nous divaguions, il arrivait qu’on nous jette des pièces, des cigarettes et il est même arrivé qu’on vienne nous offrir des boites de conserves ! Tout cela n’incitait pas les filles à nous suivre dans nos jeux; mais, à leur regard aux fenêtres, on devinait bien que ce n’était pas l’envie qui leur manquait.

Je vous ai dit que cette petite communauté s’entraidait cordialement; on pourrait dire comme une grande famille, chacun voulant apporter aux autres ce qu’il pouvait ou savait faire.

Quand on faisait sa spécialité culinaire, du couscous de Madame Mengual, à la tarte aux abricots de Madame Rousseau, on pensait toujours faire plaisir aux voisins. Par réciprocité, je me souviens que ma mère donnait gracieusement des compléments de leçons au fils de la voisine. Et quand elle faisait ses calmars à l’Armoricaine, on ajoutait une table au bout de la table.

Peut être aviez vous fait cette constatation: les premiers à avoir acheté un téléviseur n’étaient pas toujours les plus fortunés en apparence. De mémoire, les Chefs de quart l’ont eu avant les ingénieurs. Alors, on était invités certains soirs, pour 36 chandelles par exemple, dans la salle à manger du voisin, trop petite pour tout ce petit monde. Il fallait même amener sa chaise.

J’avais toujours l’impression qu’il y avait des problèmes techniques dans cette centrale. Il faut dire que mon père était ingénieur chef de production et que sa grande responsabilité était que ça marche et que la ville ne manque pas d’électricité. De caractère plutôt soucieux, il avait souvent le regard absent de ceux qui cherchent des solutions. Bien souvent, il quittait la table, ne pouvant rester dans le doute, et allait retrouver ses chaudières. Il lui arrivait souvent de passer des jours et des nuits au "chevet" de ces engins énormes aux mille tuyaux.

Lorsqu’on procédait à certains contrôles des évacuations de la centrale dans les eaux du port, les plongeurs remontaient à chacun des enfants un hippocampe, qu’il fallait faire sécher et garder un peu comme un porte bonheur. Ce petit cheval de mer m’a suivi jusqu’à ce jour…

Il me revient qu’il était distribué au personnel, périodiquement, ces petites choses qui attirent le regard des enfants. C’était, par exemple, ces gros savons cubiques, genre savons dits de Marseille, qui nous décrassaient bien après nos après midi dans la rue. C’était également ces petites bouteilles d’Antésite, avec lesquelles nous préparions de quoi rafraîchir la petite famille par les chaudes journées. J’en ai encore ce goût de réglisse au bout de la langue.

Le savon me fait penser à ces grands lavoirs en ciment construits au dernier étage. Il y en avait bien une dizaine. Il fallait voir, et surtout entendre nos mères, et quelques fois une Zora qui s’acharnaient sur les grands draps blancs. Ils étaient suspendus au dessus de la travée du milieu pour le séchage; pas questions de les mettre dehors avec ce fichu charbon.

Dans le voisinage de la centrale on trouvait essentiellement des dépôts, des chais, des parcs de réservoirs divers. Les gens qui y vivaient étaient surtout des gardiens. Ce 1er novembre 1954, de triste mémoire, à 1 h 05, nous avons tous cru que la centrale explosait. C’était en fait une des bombes posées cette nuit là contre une citerne des entrepôts Mory, de l’autre coté de la rue de Digne. Heureusement une bombe artisanale, sinon c’était la catastrophe pour tout le quartier. Imaginez : 30000 tonnes de carburant étaient entreposés là ! On aurait pu déplorer la destruction de la centrale et l’arrière port aurait été inutilisable, tous les quais étant parcourus par des pipe-lines.

Fin 57, il fut décidé d’agrandir la centrale en la dotant de nouveaux moyens de production.

Cela ne put se faire sans la destruction des immeubles d’habitation. Avec les moyens de locomotion modernes, on pouvait envisager une astreinte hors site. Les familles ont été relogées un peu partout dans la ville. On a éclaté cette grande famille au cours du printemps 58. Moment triste pour tous et plus particulièrement pour nous, les enfants, qui regretteront tous ces merveilleux temps forts de la vie, irremplaçables.

La date fixée pour notre déménagement fut le…13 MAI. Prémonitoire !

Alors, au lieu de prendre la direction du Forum, nous nous sommes dirigés vers ce lointain bout de la rue Sadi Carnot, où nous montions nos meubles au 12ème étage.

Je m’éloignais de tout et en particulier de Gautier, où j’irai dorénavant en bus, et de mes bons copains du Champ de Manœuvres. SNIF !

Dans ce théâtre, au décor peu enchanteur de ce grand bâtiment, j'avais puisé tous les ingrédients d'une enfance heureuse avec toute cette amitié partagée, ces petits risques inhérents à notre age, mais sous la protection bienveillante des adultes de la grande famille de la centrale du port. J'avais sûrement acquis les principes de ce que devait être la vie dans la Société, bonne préparation à une adolescence sans problème.

Et puisqu'il faut tirer le rideau, imaginez que, contrairement à mes amis qui, de là-haut, contemplaient cette magnifique baie, moi, quand je levais les yeux, c'était notre belle ville qui me regardait !

Alors, plein la tête, plein le cœur, plein les yeux... AD VITAM...( et ça, c'est pour montrer qu'on a aussi beaucoup appris à Gautier; merci à nos Profs ).

 

Nb : Le père de Jean et Pierre Oriou, qui ont été à Gautier de la 6ème à la Terminale, était le sympathique Directeur de cette centrale.




Sur ce plan-guide Blondel de 1950, on voit bien l’ emprise de la centrale dans le bassin de Mustapha. Notre piscine du RUA était dans le bassin de l’ Agha. Les deux rampes Noël et Poirel sont mal situées. A mon avis, le passage sur la voie ferrée est plus à droite, face à l’Arsenal.
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L’équipe de Direction de la centrale au début des années 50. Madame Oriou, qui s’était jointe à cet événement, éclaire sympathiquement cette photo. Son mari, le Directeur, est sur son côté gauche ( à droite quand on regarde la photo ). Debout à gauche, mon père. En haut à droite, Monsieur Lefranc, n° 2 de la centrale, au milieu à gauche, Monsieur Dézenclos. Au beau milieu, avec sa tête de bon vivant, Monsieur Milon dont ils devaient fêter le départ en retraite. Pour les autres, j'ai des doutes. A mes yeux, ils présentent tous un exemple de ce que furent ces hommes qui n’avaient d’autre ambition que de servir avec conscience leurs concitoyens
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Sur le toit du petit immeuble. Journée déguisement. Le corsaire peu farouche, vous avez compris: votre serviteur. Le cow-boy: Gérard Lefranc, le petit Pierrot: le "dernier" des Lefranc et, plus redoutable: Pierre Oriou. Le décor manque de poésie, mais c'est un avant goût du théâtre moderne!
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Il y a bien cinquante ans qu’il est près de moi. A t’il contribué à mon bonheur ? Je peux le penser… Sachez que, malgré cette grande queue très habile qui, à nos yeux, pourrait le rendre très viril, c’est pourtant le mâle qui incube sa progéniture dans une poche abdominale. Ca en fera rêver quelques unes…
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C’est dans cet immeuble Pernod, au dernier numéro de la rue Sadi Carnot – le 218 – que nous emménageons le 13 mai 1958. A la limite d’Hussein Dey au pont Polignac. Dans les premiers temps, nous ne pouvions nous approcher de la balustrade du balcon, tant ce grand vide sous nos yeux, du 12ème étage nous impressionnait. Mais quelle vue sur Alger… !
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