Entre l’élégie et la farce, l‘insondable perplexité du poète… (Doc. Marc Stagliano)


Edmond Brua : portrait de famille

Par Jean Brua



Longtemps, j’ai été le fils d’Edmond Brua.

Par cette mauvaise paraphrase de Proust, je veux dire que mes jeunes années ont eu à "essuyer" les retombées de la renommée paternelle, déjà bien établie à une époque qui était tout à la fois celle de la guerre, de ses premiers succès "pataouètes", de l’éveil de ma conscience adulte et du monde de rêves que m’ouvraient mes lectures.

Dans mon petit quartier Esthonie-Duc-des-Cars, la profession d’homme de lettres de l’auteur de La Parodie du Cid et de mes jours était déjà le sujet de conciliabules plutôt déférents, si l’on excepte cette apostrophe d’une commère qui m’avait dans le nez : 
"Et d’abord, ton père, il écrit même pas en français !"

Au lycée Gautier, c‘était, à chaque appel de rentrée, la même interrogation souriante des profs: "Brua, Brua… Comme Edmond ?" Et on ajoutait parfois, en forçant l’accent : 
"La Parodie du Cid ?" Dans les petites classes, je tirais quelque fierté de cette célébrité indirecte. Mais, à partir de la 4e, et à mesure que mon goût et ma connaissance des poètes s’approfondissaient, je trouvais de plus en plus pesante cette référence rituelle au pataouète et la ressentais parfois comme un écho des paroles malveillantes de la harpie "esthonienne". De plus, j’avais, depuis décembre 41, un assez mauvais souvenir de la création de la Parodie au Colisée, où, devant le Tout-Alger, j’avais dû paraître avec la boule à zéro, en réparation d’une coupe en escaliers commise sur mes cheveux par ma sœur aînée, le matin même de l’événement. Je nourrissais donc un certain ressentiment contre le sujet d’une soirée qui m’avait valu force tapotements de crâne compatissants. Mais surtout, je lisais les "vrais" poèmes d’Edmond Brua (Faubourg de l’Espérance, Le Cœur à l’école) ; enfin, son Grand Prix littéraire de l’Algérie (pour Souvenir de la Planète) me paraissant écraser de sa splendeur la farce populaire, j’en voulais à Roro, à Dodièze, à Chipette et à leurs remuants cousins bônois Bagur et Salvator de confisquer la gloire de mon père.

Il m’a fallu longtemps pour comprendre que cette verve si particulière était d’une veine plus riche que ce que je croyais et que ces œuvres bruyantes participaient d’une culture originale, celle "du peuple débordant de vie qui est le nôtre", souligne Camus, qui en ressentait une nostalgie lancinante, dans l’étroitesse de ce qu’il est convenu d’appeler le parisianisme. Mais, à l’époque où mes copains de classe ou de quartier me lançaient, en croyant me faire plaisir, la fameuse "tirade du bras" de Dodièze (Ce bras, qu’il a tant fait le salut militaire/Ce bras, qu’il a lévé des sacs de pons de terre…), j’avais envie de répliquer par cette strophe du "Petit navire" que j’aimais par-dessus tout :

Mère de l’éternelle Enfance
qui me laissez à l’abandon
,
si je vous fis la moindre offense,
accordez-moi votre pardon.
Du fond du temps, du fond de l’ombre,
remontez vers mon cœur qui sombre,
mon cœur lourd, mon cœur fatigué.
Chantez-lui, pendant qu’il chavire,
la chanson du Petit Navire
qui n’avait jamais navigué.

   

Ses proches, et pas seulement ceux de la famille, savaient qu’Edmond Brua aurait souvent préféré s’entendre citer cette sorte de vers, et qu’il ressentait sa gloire pataouète comme ce que mon ami Georges Laffly a joliment appelé "une coquille du destin". Pour ma part, j’emploierai une métaphore moins poétique, mais plus près de chez nous, pour dire qu’il s’est trouvé dans la situation de l’usager des C.F.R.A. qui, montant à l’Agha dans l’intention de descendre au Champ de manœuvres, se retrouve au Ruisseau, faute d’avoir pu se dégager de la masse humaine que le receveur compresse un peu plus à chaque arrêt, en lançant son cri fameux: "Avancez sur l’avant ! Avancez sur l’avant !" Moralité : on choise pas toujours le parcours.

Pour clore ce "portrait de famille", deux surprises : 1) Le dessin de Charles Brouty pour Les Turcs et le savant, dans l’édition originale des Fables bônoises (1938) ; 2) Un enregistrement de la fable elle-même par l’auteur (1958). Elle "parlera" aux vieilles mémoires et, inch’Allah, devrait séduire les plus jeunes générations d’esmmaïens des deux côtés de la Méditerranée.

À l’intention de ces derniers, il me faut souligner que cette fable est l’un des exemples les plus achevés de la réussite littéraire qui a consisté à marier le langage Grand siècle de La Fontaine et la tchatche épicée des bords de la Seybouse, tout cela dans le moule exigeant du mètre classique. Par "caprice de lettré", subodore Camus ;  "par goût du jeu", soupçonne non moins finement Laffly. Ceux qui ont bien connu mon père (il y en a encore devant les écrans d’Es’mma), le reconnaîtront dans ces deux hypothèses.

Oui, Edmond Brua aimait la littérature et le jeu. Et l’alchimie du langage le passionnait. Il en a tiré des effets astucieux dans toutes les formes de jeux de mots : mots croisés, bien sûr (il les pratiquait, si l’on peut dire, des deux côtés de la barrière) ; mais aussi anagrammes, acrostiches, palindromes, etc... Lui seul pourrait dire, si, à dissoudre, mêler et coaguler les éléments les plus divers du langage, il a finalement trouvé sa pierre philosophale. Pour ma part, je pense que les Fables bônoises sont ce qui s’en rapproche le plus. "Un trésor est caché dedans" nous dirait le laboureur de La Fontaine. Et peut-être, aussi, ceux qui le découvrent ou le redécouvrent chaque fois qu’ils entendent ou lisent l’un des "apologues ironiques" qui ravissaient Camus.

J’espère que ce sera le cas pour cette fable remontée du passé, et qui vous mettra en bouche un goût, non de madeleine, mais de mouna.

J.B.

pour écouter cette fable dite par l'auteur, cliquez ci-dessous, et surtout... branchez votre sono !

Dessin original de Charles Brouty pour " Les Turcs et le savant "

 

In Souvenir de la planète (1942).
Ecrivain et journaliste. Préfacier des ŒUVRES SOIGIES d’Edmond Brua (Ed. Jacques-Gandini, 1993).

LES TURCS & LE SAVANT

— Hauteur ! Quillage ! Baliyage !
— Pas bonne arrête !
— A ta tête au carré !
— Pas bonne échappe !
— Mort !
— Va, va faire des cages !
J’a pas vu que ti’en as bourré !
Tu te crois de taper des quilles ?
— Dans la mort de tes oss !
— Dans les oss de tes morts !
— Ti’as juré des morts, Salvator ?
Y’ en a des fraîch’s dans la famille !
C’est en ces mots que deux jeunes Bônois
Se disputoient au jeu de billes.
Un Savant, renommé jusque chez les Chinois,
Auteur d’une Encyclopédie
Et qui son siège avoit dans mainte Académie,
Quittoit à l’instant le vaisseau.
Il venoit chez les Turcs observer leurs coutumes.
Un tel amusement lui paroît si nouveau
Qu’il réclame aussitôt du papier et des plumes
Pour en noter les détails avec soin.
— Qui sait, se disoit-il, si de cet examen
Ne résultera point quelque thèse féconde ?
La Terre est-elle pas une machine ronde ?
Dieu la lança-t-il pas comme font ces gamins ?
Voyons comme ils vont, de leurs mains,
Retracer à nos yeux la genèse du monde.
Tout propose un problème à l’esprit du savant,
Qui le résout, le plus souvent.

Tandis qu’il fait ces commentaires,
Un écu de sa bourse échappe et tombe à terre.
Salvator de dire: — O Bagur !
A de bon, cet homme il est guitche.
Tu vas, tu mets le pied dessur,
Personne il a rien vu. T’t-à-l’heure, on fait des mitches.

— Oh ! oh ! s’exclame le Savant,
C’est le diamant dans la gangue.
Quelle aubaine, vraiment, d’écouter ces enfans
Et que le turc est une belle langue !
— Des mitches : à chacun la moitié du butin.
Vous voyez en ceci le déchet du latin
Dimidia pars. Je le note.
Me voici l’égal d’Aristote !
— Attends ! dit Salvator, pour qu’i se bouge un peu,
Nous se faisons semblant qu’on se reprend le jeu.
Hauteur ! Bonne arrête ! Et je plombe !
Monsieur, vous se poussez pour que j’me prends l’effet ?
Méteunant, diocane en bombe
Bagur, si tu pars pas, que le cul i te tombe
Dessur un oursin juif & que le sous-préfet
De Bône-la-Coquette
I s’le ramasse a’c des pincettes !


L’Aristote buvoit du lait.
— C’est merveille, dit-il, de les ouïr parler !
Que le cul : fondement ; il te tombe : t’escape.
Le modèle est dans Rabelais !
Il saute, transporté. Mes Bônois rient sous cape.
Les billes font la chausse-trape,
L’étalent sur le dos. S’emparant de l’écu,
Tandis qu’il reprend pied, Salvator crie : — Oh ! hisse !
Aussi, dans Rabelais, y’a pas : tomber de cul ?
Le monde à Bone i dit : Entention ti glisses !
Mâ du temps de Tacfarinas * ,
Qu’on s’appelait Hippone à ce lieu de délices,
Madaure à Montesquieu ** , Thagaste à Souk-Ahras,
I faisoit: Cave ne cadas !
Et Bagur d’ajouter : — Oilà la différence.
Le pluss cavé des deux, c’est pas çuilà qu’on pense.

Edmond BRUA
in ŒUVRES SOIGIES
(www.editions-gandini.com)

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