A la hauteur de la rue Hoche, bien sûr, je descends vers le lycée. La voie semble semi-piétonnière et il y a foule au milieu de la rue. Des barbes, des khamis (longues tuniques blanches), des groupes en conciliabule. Pas un flic, mais devant la radio, face à l'établissement, une garde militaire discrète, avec deux sentinelles-kalachnikov.
Je reste un bon moment devant le lycée ex-Gautier (j'ignore son nom de rebaptême), qui fait encore bonne figure, sous sa façade pavée de pierres, mais sans oser le photographier, à cause des militaires, car je n'ai pas encore l'accréditation (je reviendrai, nanti du fameux sésame, pour immortaliser ce pélerinage). La pluie recommence. Je tourne le coin de la rue Edmond Adam, dans l'espoir de voir quelques gamins jouer au foot, comme nous le faisions, avec nos cartables en guise de poteaux de but. Voici la porte de garage devant laquelle on jouait au sfollet.
Mais les lycéens sont devenus des lycéennes, qui gloussent sous leur tchador en me regardant opérer. Aucun espoir de les voir entamer le moindre match ! Je reprends mon chemin du souvenir. A la place Hoche, je choisis l'itinéraire Clauzel, jugé naguère le plus sûr ("antantion les oitures!") par mes parents et ceux des condisciples descendus, comme moi, des hauteurs de la ville. Après Victor Hugo, la rue est coupée par les travaux du métro, qui n'en finissent pas, paraît-il. Saint Charles de l'Agha dépasse des grues, coiffée de hauts-parleurs. C'est maintenant une mosquée : des dizaines de chaussures recouvrent le parvis".
Jean BRUA, janvier 1992.
Il était une fois Gautier
Me pardonnent les mânes de l'éminent géographe Emile Félix Gautier, dont l'effigie sévère, dans le hall du lycée qui portait son nom, nous impressionnait plus que le bon proviseur Plane, et presqu'autant que le censeur "Fantômas" : la conscience que j'ai de n'avoir pas mérité, par le travail et la discipline, l'honneur d'évoquer l'établissement où j'ai appris l'essentiel de ce qui vaut d'être su, a cédé sans honte à l'aimable sollicitation de madame Valéro .
Oui, j'ai été un élève de Gautier, au temps des culottes courtes et des pantalons de golf, dans les dernières promotions de l'avant 54. C'est dire le prix de cette petite décennie de paix, entre la guerre de nos pères et celle que nous allions subir sur notre sol. L'insouciance que nous reprochaient souvent nos professeurs avait alors un sens que ni eux ni nous ne pouvions soupçonner.
Il paraît qu'avant nous on disait "le lycée de la rue Hoche", voire "le petit lycée" par opposition au "grand lycée".
"Gautier" et "Bugeaud" devaient remplacer ces périphrases entachées d'inégalitarisme, mais l'opposition restait et se faisait sentir sur plus d'un tibia, lors des rencontres de foot entre les deux lycées.
Disons-le, ceux de Bugeaud nous tenaient pour des petits rigolos et nous leur retournions leur condescendance avec des moqueries de garnements sermonnés par de vieilles barbes. A y repenser, je crois que le lycée Bugeaud symbolisait "l'Algérie de papa" dans nos consciences d'alors, pourtant ignorantes du sens péjoratif que devaient donner à ce terme des ricaneurs moins innocents. J'en rends justice aujourd'hui à nos rivaux du Nord : vue d'ici, la casquette du père Bugeaud leur a fait plus de lumière que d'ombre, et l'élève Brua ajoutera un zéro rétroactif à sa collection pour avoir encore ri bêtement.
Enfin, c'était ainsi. Notre insolence et les vents de la modernité nous portaient à nous prendre pour l'équipage de l'Algérie en marche, à la proue de notre vaisseau de béton et de verre, auprès duquel le vénérable chaland jaunâtre du Grand Lycée, avec ses préaux monacaux, ses internes en sarrau noir et le voisinage austère de la caserne Pélissier, nous semblait un monument d'imobilisme et de poussière.
Donc, nous courions le monde de la connaissance aux ordres de nos maîtres : les agrégés les plus jeunes, les plus brillants, les plus "smart". S'il arrive que l'un d'eux reconnaisse mon nom au bas de ces lignes, il s'étonnera sans doute d'un tel hommage sous la plume d'un ancien tourmenteur du clan Chahut. Pourtant, si nous manquions souvent de cervelle, il nous restait assez de sens pour apprécier la valeur des hommes et des femmes qui nous avaient pris en charge. On m'excusera de citer, noms et surnoms confondus, ceux qui jalonnèrent ma trajectoire de lycées (?) : Darolles, Helsmoortel, Locci, Muchielli, Urbain, Masse, Bertrand, Domerc, "Zénobie", Philibert, Grinewald, Giacomini, "P'tit sac", Chiapporé, Baccardats, "Popeye", Prenant, "Canasson", Cleac'h, Dugand, Laherre, Mozziconacci, Choski, Vercueil...
J'en vois au fond de la classe, dont la mine entendue indique qu'ils ont reconnu dans cette liste les super, les durs, les mous, les vaches, les bonnes pâtes, les barbants et les marrants... Et alors ? Tous méritent la même place dans notre mémoire, comme nous-mêmes, cracks et cancres confondus, occupons sans doute la leur dans une égale nostalgie.
Ne sommes-nous pas, élèves et maîtres, coulés ensemble dans le monument imaginaire, inséparable des plus belles années de notre vie, qui porte, gravée en relief cette sobre inscription : LYCÉE ÉMILE-FÉLIX GAUTIER (1864-1940) ?
Jean Brua
Journaliste à Nice matin
(cycle 1945-1952)
Article paru dans le bulletin n°2 de l'UAALA, 1990.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur et des animateurs de l'UAALA
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Photo © J.Brua 1992, tous droits réservés.
Denise Valero-Boulet, fondatrice de l'UALLA, Union des Anciens et Anciennes des Lycées d'Algérie. reportez-vous à notre page "Bab-el-Web" pour vous brancher sur son site, plein de souvenirs d'Alger.
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