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Photo aérienne de 197 ?  (Document  Paris-Match)

 

Survol de l’aire de jeux historique (et très surveillée)

des infatigables « salaouètches » Esthonie/Duc-des-Cars



Vu d’hélicoptère, au début des années 70 , le jardin du Forum d’Alger offre toujours un assez joli dessin « à la française » à partir de son bassin ovale. Mais, du point de vue des essences, des parterres floraux et des plates-bandes, ce n’est pas — ce ne fut jamais — le Jardin d’Essai, le balcon de Saint-Raphaël, ni même les parcs De-Galland et Mont-Riant.

 

Pourtant, dans le souvenir des anciens du quartier Esthonie-Duc-des-Cars, les palmiers étiques, les bosquets d’épineux et leur modeste environnement de griffes-de-sorcière ont la luxuriance des jardins d’Eden. Car cet espace en terrasses, ouvert sur le Forum et la baie immortelle, fut le théâtre privilégié de leurs jeux collectifs, en dépit des restrictions administratives que deux générations de gardiens en uniforme s’épuisèrent à faire respecter.

 

En simplifiant, on pourrait dire que tout y était interdit des plaisirs auxquels prétendaient les jeunes d’un quartier qui passait à tort pour « guindé » aux yeux des salaouètches pur jus des squares Guillemin et Marengo, à Bab el Oued.

 

Interdit, le foot, sur la placette ovale de tuf battu, avant que le bassin n’y fût installé ; interdits a fortiori, les pétards, les jets de cailloux  et de flèches, les assauts d’escrime à l’épée de roseau, les parties de « taratata » (je tire, tu tires, nous tirons) ; la chasse aux sauterelles, le lancer d’avions et même le pacifique « jeu du couteau » (voir la rubrique À quoi jouiez-vous ?) ; prohibés, les « taouettes » (tire-boulettes) et frondes, les carabines à air comprimé ou à bouchons, les pistolets et bombes à eau ; censurées, les reconstitutions hurlantes et pétaradantes de films dits  « d’Indiens » ou « de Japonais » (westerns et guerre du Pacifique fournissaient l’essentiel des programmes du Paris, du Régent et du Star, les cinémas les plus proches). Tout le reste était sous surveillance : la vitesse des courses, les parties de gendarmes-voleurs et de « délivrance »; et, bien sûr, la bienséance du verbe et du geste.

 

Restait le deuxième choix de la marelle (chère à Betty Reybaud), des parties de quatre-coins, de colin-maillard, de furet, de tu-l’as (version soft du gendarmes-voleurs) où l’on acceptait parfois les filles, mais à quoi l’on ne se résignait, entre sept et douze ans, que lorsque la présence du garde était trop voyante.

 

Ce dernier, en effet, avait sous le képi un article non écrit du règlement des squares et jardins, selon lequel tout rassemblement de plus de trois enfants non accompagnés justifiait une vigilance sans faille.

« Face-de Citron »

Pendant la dizaine d’années de ma fréquentation la plus assidue, ce petit empire du jeu a connu, côté jardin, deux ou trois transformations paysagères, et, côté autorité, une demi-douzaine de gardes assermentés. Mais pour les vétérans « esthoniens », le plus emblématique, l’inoubliable, reste Face-de-Citron.

 

Nous n’avions rien trouvé de plus moqueur à son encontre que ce surnom emprunté aux bulles que les BD de l’époque tiraient comme des obus contre l’ennemi japonais (HA ! HA ! ATTRAPE ÇA, FACE-DE-CITRON !). À vrai dire, le titulaire du sobriquet ne pouvait pas, sur sa mine, être confondu avec les sujets du Mikado que les dessinateurs de « Coq Hardi » caricaturaient à l’excès.

 

« Notre » Face-de-Citron était un natif « de souche », à la maigre et sèche silhouette de vieux tirailleur, tirant une jambe raide avec l’appui d’une canne en olivier qui servait parfois de tomahawk contre les jambes des fuyards. Son teint un peu bilieux était l’unique et vague rapprochement possible entre sa physionomie et celle des soudards jaunes qu’on ne désignait que sous le nom de « Jap’s ». Certes, il portait un uniforme à boutons métalliques et les signes extérieurs d’une arme. Mais le gros étui à revolver d’ordonnance n’impressionnait plus personne depuis qu’un des nôtres avait, hors jardin, surpris son propriétaire en train d’en tirer…une pipe et un paquet de tabac.

 

En compensation de la raideur de jambe qui handicapait ses tentatives de poursuite, Face-de-Citron avait conservé de son passage aux armées quelques acquis tactiques par lesquels il s’ingéniait à déjouer nos incursions.

 

Se poster, se camoufler, se livrer à de savantes manœuvres d’approche ou de contournement en utilisant les maigres couverts de  la végétation et des murettes, n’avaient pas de secret pour ce fantassin du règlement. Il lui arrivait même de renoncer aux insignes de sa fonction (képi, vareuse, baudrier) pour mieux nous surprendre en flagrant délit de jeux interdits, sans se rendre compte que sa claudication et son inséparable canne le trahissaient de loin. Chaque fois, feignant de n’avoir pas décelé son manège, nous continuions de pousser la balle prohibée ou de nous « entretuer » dans les plates-bandes à coups de solidos et de mitraillettes en bois, jusqu’au moment où, pensant mettre enfin la main sur l’un d’entre nous, il se voyait frustré une fois de plus par notre envolée de moineaux. Notre joie — cruauté inconsciente de l’enfance — était alors de former le rang hors de sa portée et de chanter en chœur en nous dandinant sur le thème déglingué de Laurel et Hardy :

Face-de-Citron, Face-de-Citron !

 Tagadada ! Tagadada !

Puisse notre tête de turc préférée nous avoir pardonné ces atteintes à sa dignité et goûter les félicités éternelles dans des jardins d’Allah interdits aux âmes de galopin !

 

Les chevaliers de la lune

La surveillance de nuit n’était plus du ressort de Face-de-Citron. Aussi, chaque fois que la saison ou les vacances permettaient une soirée prolongée, donnions-nous libre cours aux matchs de foot sous les lampadaires et à une variante de « taratata » où l’usage de lampes de poche et la règle « éclairé-tué » dispensaient de hurler le bruit des armes, mais n’empêchaient pas les contestations habituelles (« T’i’es mort ! — Non, toi avant ! »). 

 

Il faut dire que l’impunité de ces « nocturnes » volées au règlement aurait fini par nous lasser, si la menace d’une force publique autrement redoutable que Face-de-Citron n’eût pesé sur nous à partir du commissariat voisin du Xe arrondissement. Il arrivait, et cette éventualité nous angoissait délicieusement, qu’au quinzième appel de riverains excédés, une fourgonnette à clignotant bleu se mît en branle. Elle lâchait alors quatre agents dans le jardin, par l’entrée du rond-point ou celle du boulevard. Au premier « 22, les flics ! » de la mata, c’était la scapa éperdue par les escaliers vers le Forum, où le peloton d’intervention, en fonction de l’âge de ses membres, se donnait parfois le luxe de nous donner la chasse.

 

Mal lui en prit, un soir où le chauffeur avait cru bon de se joindre à la poursuite, laissant sans surveillance le véhicule administratif. Ce détail n’avait pas échappé à l’un des footballeurs contrevenants (le grand P…, des Sept-Merveilles, qui s’illustrerait plus tard au Red Star Algérois). Tapi dans un bosquet, il avait laissé passer la vague d’assaut et, revenant sur ses pas, avait rapidement confectionné un « paquet marseillais », en enveloppant ce que vous pensez (ingrédient facile à trouver dans la rue, en ces temps d’hygiène libre) dans deux  feuilles de journal. Le « paquet » écrasé et barbouillé sur le pare-brise de la fourgonnette, P… s’était éclipsé à grandes enjambées vers l’asile de ses hauteurs. Prudence bien compréhensible, mais qui nous priva d’un témoignage inestimable sur la tête des flics à leur retour à la voiture. En tout cas, l’écho que nous en eûmes par les enquêtes obliques menées dans le quartier nous fit tenir cois pendant quelques semaines, dans la crainte d’une contre-attaque du  commissariat offensé.

 

Les années passant, d’autres tentations (partagées, cette fois, par les filles) attirèrent les adolescents dans l’obscurité des jardins et ce  fut à eux de se défendre contre les harcèlements de la classe d’âge qui leur avait succédé (« Eh ! Hou, les amoureux ! »). Les murettes basses servant de bancs accueillaient d’ailleurs, depuis toujours, des « chevaliers de la lune » plus mûrs qui nous donnèrent l’occasion d’une vraie scène de vaudeville.

 

Ce soir-là, personne n’avait prêté attention au tableau tendre, mais banal, d’un couple enlacé sur l’une de ces murettes. L’homme (un quadragénaire bien mis) et la femme (une piquante  « jeunesse ») n’avaient eux-mêmes pas eu un regard pour la silhouette en haïk blanc qui gravissait les marches du jardin. Aussi, quelle surprise pour eux et pour nous  lorsque se dévoila, au sens propre, une furie qui n’avait de musulman que le voile de camouflage : il s’agissait de l’épouse trompée, dont  l’astucieuse filature trouvait son épilogue sous nos yeux. Cris, coups, scandale. L’affaire se termina au Xe arrondissement, où les protagonistes toujours criant, se battant et pleurant, avaient été conduits par des agents, sous bonne escorte de badauds goguenards et de garnements ébahis.

 

Plus tard, le joli bassin bleu interdirait de facto les parties de foot clandestines sur grand terrain (le jeu à effectif réduit restait possible sur les plates-formes inférieures). Les divers couvre-feux de l’Histoire achevèrent de décourager toute forme de jeux nocturnes. J’ai vu moi-même, en 92 , arpentant plates-formes et allées, les successeurs de Face-de-Citron , des soldats dont les chargeurs de kalachnikov n’étaient certainement pas garnis de cigarettes …

 

Je me suis dit à ce moment que nous avions bien fait d’être jeunes quand il en était encore temps. Aujourd’hui, même plus besoin de soldats pour surveiller les lieux. On peut lire sur un site algérien qu’un réseau de vidéosurveillance est installé depuis cet été aux principaux points de la capitale, notamment dans les jardins publics, « pour faire respecter les bonnes mœurs ».

 

Infortunés footballeurs en herbe ! Pauvres  amoureux en goguette ! Mais heureux policiers du nouveau Xe arrondissement ! Au lieu de taper la belote ou les dominos pendant les nuits de garde, ils regardent sur leur écran de contrôle des films sportifs ou érotiques en direct. Et, plutôt que de s’époumoner à poursuivre les contrevenants, ils leur envoient à domicile une convocation pour le surlendemain.

J.B.

Le document ci-dessus (-1940) montre le jardin du Forum dans sa version originale remontant probablement à la construction du G.G. en 1930. Autour du petit immeuble jaune, propriété de la famille Yvars, des immeubles de la rue d’Esthonie, dont une partie du mien (à g.). L’escalier vers la rue est flanqué de deux rampes plates en béton dites « glissades », grandes consommatrices de fonds de culotte.  Au premier plan, la route (disparue depuis) reliant la rue Maréchal-Foch au boulevard vers le Télémly ; la masse verte couronnée d'arbres (à dr.) fera place au stade Leclerc.

 

Ci-dessous, un Mardi-Gras de 1937 ou 38 dans le même jardin. Le petit Pierrot du premier rang, à droite, c’est moi ; au deuxième rang ma sœur Josette, en Père Noël ; dans le groupe, ma cousine Noëlle Séva (avec l’accordéon), mon copain Georges André (derrière la mandoline) et la sœur de ce dernier, Lucienne, aujourd’hui citoyenne britannique (au 2e rang, 2e à partir de la droite).   

Photos Jean André et J. Brua

 

  Reportage pour Paris-Match de l’écrivain et journaliste Gabriel Conesa.

  Un premier bassin hors sol en béton brut avait été construit pendant la guerre pour servir de réserve d’eau aux pompiers, lors de bombardements allemands. Le bassin d’ornement actuel, de très faible profondeur, a été aménagé dans les années 50.

  Le solido à amorces  était la meilleure reproduction du revolver à six coups que les westerns nous faisaient préférer aux automatiques.

   Voir « Alger 92 : 30 ans après », dans la rubrique « Retours ».

   www.algerie-dz.com

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