Le diable dans la baignoire…

LES JEUDIS DE LA SALLE PIERRE-BORDES

Texte et dessin de Jean BRUA





Magie typiquement esmmaïenne : il suffit d’un "écran" évocateur et de quelques messages échangés sur le Livre d’Or pour relancer le mécanisme du "souvenir remontant", c’est-à-dire ce remous de mémoire comparable à celui d’une hélice de bateau qui ramène du fond un bouillonnement de vestiges envasés.

Ainsi est reparu récemment à la surface le nom d’Alec Barthus, tiré de l’oubli par Jacqueline Blanc et André Limoges (La troupe de langue française de Radio-Alger). Du rondouillard Alec — homme-orchestre de l’animation et du spectacle à Alger entre thirties et fivties — au "Petit théâtre du jeudi", l’enchaînement de souvenirs est aisé : on revoit la salle Pierre-Bordes, son dôme blanc de koubba au pied du G.G., son hall piaillant de marmaille et, au-delà des portes-accordéons à hublots, le plan fortement incliné de la salle, découpé en trapèzes de fauteuils par les allées de moquette rouge, sous le haut plafond voûté conçu (mais avec un effet discutable) pour réguler l’acoustique.

Numéros de loterie… et de music-hall

Le prétexte de cet après-midi hebdomadaire consacré aux enfants et animé par eux était le tirage de la Loterie algérienne.

Plutôt que de se contenter d’un "Monsieur Loyal" aux blagues vaseuses et d’une cow-girl à paillettes pour "meubler", Barthus avait situé le rite Loterie à l’entracte d’un spectacle dit à l’époque "de music-hall", dont les interprètes étaient principalement des enfants recrutés dans tout Alger, mais avec une certaine faveur pour ceux de la caserne voisine des Douanes, qui formaient en quelque sorte la "troupe sédentaire" du Petit théâtre de la rue Berthezène.

Le nombreux public de parents et de camarades des comédiens, chanteurs et danseurs en herbe assurait à l’opération du tirage une salle pleine et un retentissement auquel la presse faisait largement écho.

À la "mi-temps", donc, on roulait sur la scène les six (ou huit ?) cages sphériques à barreaux dorés, dont la rotation ferait danser les boules contenant les numéros des billets et les espoirs de leurs détenteurs .

Comme tout le monde, et d’autant plus que j’habitais à proximité, j’ai fréquenté pendant plusieurs années le Petit Théâtre du Jeudi, mais seulement en spectateur, car je n’avais pas assez de culot pour braver les feux de la rampe, comme ma sœur, qui avait chanté sur scène "Noël descend" dans une saynète de mon père.

Edmond Brua, en effet, cédait souvent, comme beaucoup d’autres artistes, aux sollicitations de son ami Barthus, toujours en quête d’une collaboration professionnelle à l’œil (pardon, aouf) en matière de texte, de musique ou de décor.

Le programme du Petit Théâtre y gagnait quelques noms connus, pour des "amicales participations" dans tous les domaines du spectacle, y compris des séquences de comédie ou d’opéra. Les secondes avaient sur moi un pouvoir comique sans égal. Aussi, dès l’entrée en scène de telle plantureuse soprano se préparant à rire elle-même "de se voir si belle en ce miroir", ma sœur m’obligeait à me cacher sous mon fauteuil pour me gondoler à mon aise. Mais elle joignait sa dérision à la mienne quand, après un Grand air de la Calomnie chanté par un Basile à la diction particulièrement fermée, nous regagnions notre domicile en poussant dans l’escalier de terribles "Tombi tirrassi ! Tombi tirrassi ! Tombi tirrassi !" qui faisaient s’ouvrir les portes sur notre passage.

Terreur dans les rangs

Mais le spectacle pouvait m’envoyer sous mon fauteuil pour une raison inverse.

Sans doute plus ancien que le Petit Théâtre, mais toujours lié à la salle Pierre-Bordes, le souvenir d’une adaptation barthusienne de La Passion du Christ est surtout celui d’une sainte terreur et de larmes de compassion que n’avait pas taries le retour à la maison. J’étais d’autant moins préparé à cette douloureuse surprise que je savais que mon père jouait dans la pièce (toujours ses "amicales participations") et que je ne doutais pas, depuis La Parodie du Cid (où il interprétait Roro) que La Passion fût aussi une œuvre comique. En outre, je fus déçu de la minceur de son rôle : un marchand du Temple, pourvu d’une seule réplique. Un hallebardier m’eût moins humilié.

Mais cette surprise et cette angoisse ne furent rien, en comparaison de celles qui me saisirent pendant un extrait de Faust. Car, si Marguerite, en l’occasion que j’ai rapportée, m’avait fait étouffer de rire avec l’air du Miroir, l’apparition de Méphisto m’avait littéralement glacé de terreur, comme la plus grande partie du public enfantin. C’est sûrement à l’intention de celui-ci que Barthus avait repris le vieux truc de mise en scène qui consiste à placer un interprète dans la salle. Son Méphisto était un chanteur plus très souple de jambes, qu’il avait fallu convaincre de s’accroupir un bon moment dans une de ces loges d’avant-scène qu’on nomme "baignoires".

En tout cas, l’expression "sortir comme un diable d’une boîte" avait pris tout son sens à l’apparition du démon sanglé dans un collant rouge et jaillissant comme une flamme dans le faisceau du projecteur. Même Paul Meurisse, se dressant d’une autre baignoire vingt ans plus tard dans la scène la plus terrifiante des Diaboliques, ne me ferait pas oublier mon saisissement et la rumeur d’effroi de la salle à cette apparition.

 

Quant à Alec Barthus, il devait se frotter les mains en coulisses, sans doute dans quelque costume de figurant. Car le malicieux bonhomme avait la coquetterie — très hitchkockienne — de se donner un menu rôle dans presque toutes ses productions.

J.B.

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