Au pied de la colline où s'étayent les innombrables petites tombes blanches du cimétière d'El-Kettar, une vaste bâtisse longe la route du Frais-Vallon. Elle abrite le dépôt Nord des services du nettoiement de la Ville d'Alger.
Dépôt singulier : des écuries y tiennent lieu de garages, de petits ânes y font l'office de camions-bennes et aux nocives vapeurs d'essence se substitue, ici, une bonne odeur de campagne fleurant la paille et la bruyère.
D'aucuns prétendent que ça sent tout bonnement le crottin. Ceux-là préfèrent sans doute aux braiments sonores des ânes, l'appel bruyant des claxons et la pétarade des moteurs.
Qu'importe ! Tant que demeureront les ruelles escarpées, les couloirs des escaliers de la casbah, seuls les petits ânes équipés de chouarris pouront assurer la propreté de la haute ville.
L'hôpital des ânes
Lorsque je pénètre dans la grande cour du dépôt quelques ânes somnolent le long d'un mur. Ce sont les malades. Les autres, les valides, sont déjà partis.
Une propreté méticuleuse règne partout. Les écuries, l'infirmerie, les ateliers sont "briqués", lavés à grande eau.
J'aurai l'impression de m'être égaré dans quelque service hospitalier lorsque j'apercevrai tout à l'heure, le vétérinaire du lieu, en sarrau blanc, sortant d'un laboratoire ripoliné, une impressionnante seringue à la main. Le liquide jaune contenu dans la seringue de 25 centimètres cubes n'est autre que du sérum antitétanique qui a du être injecté à un animal sévèrement blessé.
Les ânes malades ont l'oreille basse, le regard voilé. Ils courbent tristement l'échine. J'étais bien près de me les imaginer accablés sous le poids de quelque affreux malheur lorsque l'homme au sarrau me confia en riant :
- L'air malheureux ! ... Pensez-vous... ils ont sommeil, tout simplement. Les ânes adorent dormir...
Sur ces quelques mots raisonnables mes illusions prenaient fin.
Parmi les malades, quelques uns soufraient de rhumatismes, d'entorses ou de maladies articulaires imputables à la gymnastique que leur impose de continuels va-et-vient dans les ruelles escarpées de la Casbah; d'autres étaient atteints de maladies inhérentes, malgré toutes les précautions prises, au contact de la peau avec les détritus des poubelles.
D'autres, enfin, étaient vieux. Leurs pelages blanchis l'attestaient. A ceux-là on donne à boire non point de l'eau de jouvence, mais quelque potion vitaminée destinée à les regaillardir.
La balnéothérapie est égalemet prodiguée avec succès au "dépôt Nord". L'air béat, un âne subissait une séance de balnéation continue. Des heures durant un mince filet d'eau échappant d'un tuyau fixé au garrot irriguait sa patte malade.
Ainsi, placées sous la surveillance constante de vétérinaires spécialisés, les bêtes seront capables d'assurer dans de bonnes conditions et pendant de longues années - dix à douze - une dure besogne quotidienne.
La fabrique de balais
Après avoir souhaité, du fond du coeur, un prompt rétablissement à tous les malades, je vais me rendre, en compagnie d'un chef de service, aux ateliers où l'on confectionne les balais.
Chemin faisant, j'apprends que la ville en consomme à elle seule, en moyenne de cent à cent vingt par jour... Pas étonnant, après cela, qu'Alger ait la réputation d'une des villes les plus propres du monde...
Dans une petite cour, une dizaine de noirs de Ourgla - des Ouarglis - assis à même le sol sont occupés à trier des tiges de bruyère qu'ils assemblent méthodiquement selon leur longueur et leur grosseur en faisceaux équilibrés.
Ces bruyères, venues des environs (c'est la forêt de Zéralda qui est maintenant exploitée) sont apportées par camion entiers deux fois par semaine.. Quel merveilleux emploi que celui de préposé à leur cueillette ! ...
Les ébauches de balais sont confectionnées en un temps record. Devant l'habileté de ces hommes je ne peux m'empêcher de remarquer à l'oreille de mon cicerone que ce sont de véritables artistes.
Ce qui me vaut cette réponse sybilline :
- Ah ouah ! C'est pas des artistes "ça" ! Ici, c'est le refuge des affligés !...
- ? ...
- Eh oui, m'sieur ! Tous ceux qu'on ne peut pas employer sur la voie publique, on les met sur une voie de garage... alors c'est ici !
Compris. En tout cas : affligés ou pas, je constate que les artistes seront toujours de grands méconnus.
Les ébauches sont ensuite dirigées vers l'atelier de finissage où elles sont immergées dans l'eau bouillante d'un énorme chaudière, afin de les assouplir et leur donner un galbe qui augmentera considérablement la surface portante au sol du futur balai.
Cette opération, désignée sous le nom de coudage, est réalisée grâce à un appareillage qui é été entièrement conçu et fabriqué au dépôt "avec les moyens du bord", me fait-on plaisamment remarquer.
D.R.
Dans un local voisin, on borde des muselières de tresse du plus gracieux effet. Mais les ânes méchants - ça existe - n'en paraissent pas plus fiers pour ça...
Nous accédons ensemble, par une une rampe en pente douce, aux magasins et entrepôts du premier étage. Tout un impressionnant matériel allant du boulon aux manches de balais, en passant par des pelles, les crochets, les pots de peinture, les tinettes et les poubelles de toutes formes - et de tous gabarits - (il existe des poubelles de marché, des tinettes à pansements pour les hôpitaux, des tinettes hermétiques en pêcherie) - est soigneusement étiqueté et rangé.
Une pièce est réservée à l'habillement du personnel. Pendus aux plafonds sur des cintres ou rangés sur des étagères, des bleus, des tabliers, des bottes : l'uniforme du parfait ânier.
Les ânes ont droit, eux aussi, à la sollicitude des pouvoirs publics. Il a été prévu à leur intention des bardas en peaux de mouton que j'aperçois alignés. Ces bardas sont destinés à préserver l'échine de bêtes du contact des chouarris malodorants.
Heureux ânes que ceux du service de nettoiement du dépôt Nord de la ville d 'Alger ! Il ne leur manque plus, en vérité, pour ressembler à leurs frères d'Andalousie, que des pompoms multicolores et quelques petites sonnettes tintinambulantes pour annoncer, de loin, leur arrivée aux ménagères de la Casbah.
C'est là que je m'en irai les retrouver demain, en compagnie de Monsieur Moussa, dans l'exercice de leurs fonctions.
: cf Lieux d'Alger, rue Burdeau 2, par Jacques Teste.
II - Expédition rue du Diable
et aux trémies de la rue des Zouaves
M. Moussa, qui doit me guider dans ma randonnée à travers la Casbah, est exact au rendez-vous. M. Moussa est fonctionnaire; il contrôle à longueur de journée le travail des âniers dans la haute ville depuis trente ans. C'est dire qu'il a vu défiler toute une génération d'âniers et d'innombrables petits ânes au cours de sa carrière.
M. Moussa, qui doit me guider dans ma randonnée à travers la Casbah, est exact au rendez-vous. M. Moussa est fonctionnaire; il contrôle à longueur de journée le travail des âniers dans la haute ville depuis trente ans. C'est dire qu'il a vu défiler toute une génération d'âniers et d'innombrables petits ânes au cours de sa carrière.
Je fus jadis, en compagnie de mon camarade le grand peintre Jean Launois, un familier de la Casbah. Nous la parcourions en tous sens durant les années heureuses, et nous y comptions de solides amitiés : Postillon, le commissaire borgne des dames de petite vertu de l'endroit; José, mon vieil ami gitan; Jean le Maltais, qui tenait une cave au comptoir de laquelle se présentait chaque jour un énorme bourricot, équipé de ses chouarris.
Cet âne avait été gratifié, un matin, par un des clients de la cave, d'un morceau de sucre. Il s'en était régalé et depuis, chaque jour, il faisait irruption dans l'établissement de Jean pour réclamer sa ration. Deux autres ânes faisant équipe avec lui l'attendaient patiemment au bas de la rue. Ce manège avait duré cinq ans, ce qui représente un nombre respectable de morceaux de sucre...
Le souvenir de "Il est fort"
M. Moussa se souvenait fort bien de cette histoire. A son tour, il évoqua l'aventure de "Il est fort", un bourricot qu'on avait surnommé ainsi à cause de sa prodigieuse vitalité.
Celui-là ne se contentait pas d'un simple carré de sucre : il exigeait du pinard ! Cette déplorable habitude lui était venue du jour où, descendant la rue de la Casbah, il avait eu la fantaisie de tremper ses babines dans la cuvette aux trois quarts pleine de vin où "Messaoud", le mouton-fêtiche de "La cave des amis" (un autre phénomène), était accoutumé à venir se désaltérer. Cette cuvette, destinée à recueillir les gouttes s'écoulant du robinet de bois d'un tonneau mis en perce pour la vente de vin au détail, se trouvait toujours à même le sol, à l'entrée de la boutique.
Tout le quartier en avait bien ri, mais "Il est fort" avait vu son surnom troqué contre celui de "kilo". Ce dont il se moquait éperdument, les ânes ne comprenant rien au pataouette.
Language asin
Cependant, de telles facéties ne sont point en honneur chez les ânes du dépôt Nord.
Il s'y rencontre encore quelques loustics, mais qui se contentent de fouiller de leur museau les chouarris de leurs coéquipiers pour y cueillir quelque croûton de pain ou quelque reste de macaronis. Ce qui est anodin...
La plupart des âniers sont originaires de Ourgla, l'oasis des ânes. Les Ouarglis montent à dos d'âne très jeunes, et s'ils apprécient les qualités de ces animaux, ils en connaissent fort bien les défauts. Et les ânes le savent bien qui ne se font pas prier pour obéir docilement aux injonctions gutturales de leurs maîtres.
Pour un bourricot, "Harrr...hi" signifie : avance ; "Ohhôôô" signifie arrête ! Encore faut-il savoir lancer ses commandements avec énergie et avec l'intonation désirable sans quoi, ouallou ! l'âne n'en fait qu'à sa guise !
M. Moussa, lui, est né plus au Nord. Il est originaire de Ghardaïa, pays où les gens se consacrent traditionnellement au négoce. Il a choisi d'être fonctionnaire. C'est un sage...
Après une rapide prise de contact, dans la haute Casbah, avec le chef d'îlot qui abrite ses services dans une minuscule pièce dotée d'une table et d'un téléphone qui le tient en liaison constante avec le dépôt, nous partons à la recherche d'une des équipes assurant le nettoiement de la Casbah.
Rue du Diable

La centaine d'ânes valides qui constitue l'effectif actif du dépôt y est répartie par équipes de trois.
Chaque équipe a la charge de six rues dont elle connaît admirablement la topographie, le même secteur étant affecté une fois pour toutes à la même équipe.
Nous choisîmes pour la circonstance un secteur au relief mouvementé : celui de la rue du Diable, qui porte bien son nom. Lorsqu'on en gravit les marches, tout en haut, on aperçoit pourtant, à la sortie du tunnel qui la couvre entièrement, un petit coin de ciel bleu. Mais lorsqu'on en dégringole les marches, il fait sombre, on risque à chaque instant de se rompre le col et cette "descente aux enfers" ne manque pas d'être impressionnante.
Au moment où nous y arrivons, un petit âne s'apprête à tenter l'escalade. L'air goguenard -je me trompe peut-être en prêtant aux ânes des sentiments qu'ils n'ont jamais eus- ses deux compagnons d'équipe se sont effacés pour le laisser partir seul à l'assaut de la rue du Diable.
Il en est ainsi chaque fois qu'une impasse débouche -tel un affluent- sur la ruelle principale. Un seul âne suivi de l'ânier pénètre dans l'impasse, tandis que ses co-équipiers attendent patiemment, dans la rue, son retour pour éviter d'irrémédiables embouteillages.
Un énergique "Harrr...hi" ponctué d'un coup de baguette fait comprendre à notre bourriquet que le temps des tergiversations est passé, et c'est poussé par son ânier qu'il se décide enfin à gravir les premières marches. Mais les chouarris obstruent le passage et une vieille Mauresque qui descend ne doit son salut qu'à la rapidité avec laquelle elle s'est plaquée contre la muraille. Suit un concert de protestations indignées qui ne troublent en rien l'ânier et son âne grimpant obstinément la ruelle.
Seul, maintenant, le bruit des poubelles vides heurtant le sol parvient jusqu'à nous, et ce n'est que quelques minutes plus tard qu'apparaîtront deux points brillants trouant l'obscurité. Ce sont les yeux de l'âne qui redescend en assurant posément ses pattes sur chaque marche pour ne pas être entraîné par le poids des chouarris pleins à ras-bord.
De son côté, pour faciliter la manoeuvre, l'ânier remplit l'office de frein. Il retient de toute sa force le bourricot par la queue...
Il en ira ainsi chaque jour où les mêmes scènes se renouvelleront dans chaque ruelle de la Casbah.
Rampe des Zouaves
Puis, les chouarris remplis -ce qui représente un poids de 80 kilos environ par bourricot-, les équipes s'achemineront à petits pas vers la trémie de la rampe des Zouaves où s'effectue la collecte des ordures.
Le spectacle y est assez divertissant. Des files d'ânes font la chaîne devant la plate-forme de la trémie, avant de déverser le contenu des chouarris dans l'orifice du tuyau aboutissant aux camions de maraîchers stationnés en contre-bas
En attendant de se présenter à reculons, sans qu'on les en prie, devant la trémie, les petits ânes goûtent des instants de repos qu'ils mettent à profit pour se régaler de quelque tranche de pastèque piquée dans le chargement du voisin.
Quant aux âniers, ils profitent de cette détente pour plaisanter :
- Ya Hamou! Combien as-tu récolté de petites cuillers ce matin, dans ton sac?
(Les âniers portent, suspendu à la ceinture, un petit sac destiné à recevoir tous les objets hétéroclites égarés dans les poubelles par les ménagères distraites.)
Hamou de répondre en découvrant ses dents blanches :
- Toutes celles que tu n'as pas ramassées en faisant ta tournée, ya H'amar, car toi, tu dormais debout, ce matin.
Ce qui, d'après les dires d'un troisième larron, n'avait absolument pas d'importance, car dans le monde des âniers on sait bien que les ânes sont capables de se diriger seuls, et même de guider leur maître. J'avais l'occasion, le soir même, de vérifier l'authenticité de cette boutade en assistant à la rentrée des ânes.
Une fois débarrassées de leurs chouarris, les bêtes se dirigeaient seules, en effet, dans les écuries, vers leurs places respectives où les attendait dans leur mangeoire une abondante ration de paille fraîche et d'avoine, récompense bien méritée de leurs bons et loyaux services.
FIN
(croquis de l'auteur)
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