LES BELLES HISTOIRES (VRAIES) DE TONTON JAJA (1)


RUE BURDEAU, 1962 : LA BOUFFA CHEZ P'TIT LOUIS

par Yves Jalabert

La musique que vous entendez
(si vous avez bien branché votre sono)
est une composition originale de Patrice Jalabert.









Je vous parle d'un temps
que les moins de 20 ans
ne peuvent pas connaître,
Alger en ce temps là
déployait ses Bouffa,
Le rock venait de naître

Et si l'humble gourbi
Qui nous servait d'abri
Ne payait pas de mine
Blotti chez P'tit Louis
Nous écoutions du jazz
Autour de not' Teppaz

La boufaa, la bouffaa
Ca voulait dire on est heureux
La bouffa, la bouffaa
Et nous n'avions qu'une caille pour deux


   Notre génération, les 15/20 ans entre 1960 et 1962, a eu certainement la chance de connaître cette époque formidable, alors que vous, plus jeunes ou plus âgés, dans ces années-là, n'avez pas eu ce plaisir. Avoir 18 ans en 1962, ce fut fabuleux et triste à la fois.

   Je vais essayer de vous faire revivre et vous faire partager ces moments de notre vie de l'époque où notre seul objectif, était de se retrouver entre nous, en bande, avec ou sans 2 roues, de vivre notre époque, d'écouter cette musique nouvelle, qui venait d'Amérique, qui nous électrisait, qui était la musique de ralliement de toute une génération, que les parents ne comprenaient pas toujours, et puis la finalité, trouver, sur un slow, l'âme soeur.

   Pour nos Bouffa, Boum, Surboum ou Surpat, trouver un endroit pour nous réunir entre copains et copines, n'était pas chose facile. Chez les parents... pas toujours bien logés ou pas coopératifs ou ne voulant pas laisser seuls les jeunes loups dévorer les petites cailles, bref, c'était la galère, celui qui avait une info était toujours bien vu et courtisé. On se débrouillait comme on pouvait, dans l'arrière salle du bar des parents de Richard, rue Sadi-Carnot, où l'excuse d'un anniversaire faisait se réunir un groupe de copains.

   Et puis un jour, une apparition, "P'tit Louis"... Qui d'entre vous a connu "P'tit Louis", je serais ravi d'en rencontrer, de vous revoir. À ma connaissance nous n'étions pas plus d'une quinzaine, garçons et filles, plus de garçons que de filles, à fréquenter l'antre de "P'tit Louis". Parmi les habitués, nous retrouvions Jean, Richard, Christian, Jean-Marie, Marc, Paul, moi bien sûr, Cathy, Brigitte, Jacqueline, Monique, Danièle, Viviane et quelques autres dont le nom s'est effacé avec les années.

   Il faut que je vous parle de ce "P'tit Louis". Évidemment, il se prénommait Louis, il était petit, les cheveux clairs et en bataille, à part ça je ne sais rien d'autre de lui, je ne sais pas d'où il venait, ou il allait, qui l'avait connu en premier, je ne sais même pas comment il s'appelait, quel âge avait-il ? Mais alors, me direz vous, pourquoi parler de Louis ?

   Ah ! C'est que "P'tit Louis", que nous attendions toutes les fins de semaine, le samedi ou le dimanche, parfois les deux, était "LE PORTE-CLÉ", il portait avec lui LA clé ouvrant cette porte devant laquelle nous attendions impatiemment sa venue.



   "P'tit Louis" avait la clé d'une porte donnant sur une pièce qui nous servait de repère (et de repaire), de lieu de rencontre, de pièce à "Bouffa". Une pièce modeste de moins de 20 m2, situé rue Burdeau, en montant, à gauche, juste après le pont du Boulevard Saint-Saëns, il fallait gravir une dizaine de marches, une porte à droite et là se situait cette pièce. Pour tout décor, des vieilles pochettes de disques accrochées au mur, quelques chaises, sur l'une d'elles, déposé délicatement, un Teppaz, notre sono, un vieux crincrin, équipé d'un distributeur automatique de disques, 45 tours uniquement, vous vous souvenez, un gros cylindre blanc où l'on empilait environ 10 45 t. à 4 chansons.

   Nous amenions quelques bouteilles de "gazouz", Selecto, Crush, Pam Pam, orange ou citron, garanties 100% arômes artificiels, pas d'alcool, interdit et trop onéreux, nous buvions au goulot et le jeu consistait à jeter la bouteille au hasard afin qu'un autre soiffard la rattrape au vol pour boire son coup puis la relançait à son tour de la même manière. Honte à celui qui la laissait échapper, moqueries, et la bouteille suivante, c'est le maladroit qui la payait et ainsi de suite, c'était un jeu idiot, mais ça nous amusait beaucoup.

   Nous étions en pleine période de la naissance du Rock, qui avait officiellement 5 ans, en 1960.

   Nous vivions une période fabuleuse sans le savoir. Tous et toutes amenions nos 45 t. avec nos noms bien marqués partout, pour les retrouver à la sortie, parce qu'y en avait, ils venaient les mains vides, et ils les avaient pleines en repartant...! J'en ai connu... ! C'est qu'en ce temps-là l'argent coûtait cher... acheter des disques n'était pas à la portée de toutes les bourses. Nos achats de disques se faisaient au Monoprix de la rue Michelet et dans une petite boutique située dans le souterrain de la place Lyautey... là où se trouvait Bissonnet, à 2 pas du tunnel des facs.

   Alors que nos parents écoutaient, à la TSF, Ducretet Thomson, ce que nous, nous entendions en souriant à savoir, Charles Trenet, Annie Cordy, Les collégiens de Ray Ventura, Line Renaud, Aznavour, Becaud, Brassens, Dalida, Dario Moreno, Luis Mariano, G. Hulmer et Guetary, los Machucambos... et bien d'autres, nous, nos compagnons de l'époque, qui tournaient sur nos électrophones (c'est comme ça que l'on appelait ce tourne-disque) s'appelaient... Bill Haley, and his Comets, il a été le pionnier parmi les Rockers, il a démarré avant Presley, mais c'est lui, Elvis, qui a remporté le titre de King, Ray Charles, avec son célèbre "Georgia", Les Platters "Only You", Neil Sedaka, Paul Anka "Diana", Little Eva avec son "locomotion", Little Richard, Brenda Lee et "Dynamite", Jerry Lee Lewis debout sur son piano, Gene Vincent en cuir noir, Eddie Cochrane, The Everly Brothers, Fats Domino, Beni King, et le célèbre "Stand by me", Chuck Berry, les Shadows avec leur fameux "Guitare boogie" et séparés, à cette époque, de Cliff Richard, Budy Holly, Chubby Cheker, évidemment beaucoup d'américains, et nos groupes et chanteurs Français, Les Chaussettes Noires, Les Chats, Richard Antony, Johnny, reprenaient tous ces tubes pour nous les traduire dans une langue qui nous était familière, le Français. Seul Jean-Christian Michel avec son slow inoubliable "Lampe à huile" faisait figure d'original. En 1961 les Beattles étaient de tout jeunes chanteurs, leur musique commençait à peine à traverser la Manche mais pas encore la Méditerranée, les Rolling Stone arrivaient aussi et le petit Robert "Bob Dylan" commençait à chanter dans son coin. Puis vint la période Twist et Madison, mais le Rock tenait bon.

   Et en avant la musique. Ça démarrait toujours avec des rocks, question de "mettre l'ambiance", mais comme il n'y avait pas suffisamment de filles, il fallait faire vite pour attraper une caille, c'était le plus dégourdi et le meilleur danseur qui se lançait, généralement, celui qui ouvrait le bal, essayait de garder sa partenaire jusqu'au slow, question de voir s'il y avait une ouverture... Eh oui ! Pour essayer d'aller plus loin, il fallait d'abord être plus près, mais difficile, très difficile, de dépasser le flirt !

   Les autres, les "célibataires", attendaient, la langue pendante, que tout ne marche pas comme sur des roulettes et pour essayer de se placer, quelquefois, ça marchait ! Pour faire comme les "grands", nous fumions des "sèches" Bastos, Job, Mélia, notre favorite fut la "Diana", nom donné à un paquet de cigarettes, dans les années 60, suite, je pense, au succès du titre de la chanson du même nom de Paul Anka.



   Quand le soir venu, la musique s'arrêtait, que nous tous avions passé une bonne après-midi, nous prenions rendez-vous pour la semaine suivante, et ceux qui avaient eu la chance "d'emballer", prenaient rendez-vous avec la copine pour prolonger le plus longtemps possible ce moment de bonheur, et puis nous enfourchions nos mobs ou nos motos et chacun rentrait chez lui.

   Les soirs, dans la semaine, nous nous retrouvions chez notre marchand de beignets favori, notre "Gabelouz Club" de la rue Meissonier, qui existe toujours, pour avaler beignets, makroud, zlabia, gabelouz (mon préféré).

   Il faut dire qu'à cette époque, chacun de nous avions notre quartier, notre secteur géographique dans lequel les frontières étaient bien marquées. Pas question d'aller chasser à Bab El Oued, de draguer au Ruisseau ou au Hamma, quant à "la banlieue", El Biar, la Redoute ou Hussein-Dey... trop loin...

   Pour nous, notre quartier rayonnait à partir du Plateau Saulière avec comme points extrêmes, le parc de Galland jusqu'à la Grande Poste, de part et d'autre de la rue Michelet et les limites "Nord", le Parc Mont-Riand ou Parc Saint-Saëns.

   Nos copines, citées plus haut, demeuraient, pour la plupart, rue Lys-du-Pac, rue de Mulhouse, rue Danton, rue Abbé de l'Épée, lieu de retrouvailles quotidien.

   Et puis un jour la musique s'est arrêtée définitivement, "P'tit Louis" n'est plus venu au rendez-vous, tout s'est alors brisé, nous étions comme perdus sans notre repère, l'été 1962 a été bien triste, la bande s'est lentement évaporée, pas un jour sans apprendre qu'un des nôtres ne serait pas au rendez-vous, disparu à tout jamais.

   Je ne sais pas ce qu'est devenu "P'tit Louis", mais un jour, dans un vieux portefeuille, j'ai retrouvé cette carte de visite qu'il avait fait imprimer pour nous, qu'il nous donnait comme un grand cadeau, tous mes souvenirs sont alors revenus avec les airs de l'époque, le visage et le parfum des copines, nos rires, nos joies, nos peines, nos disputes.



   En y repensant bien, j'ai compris que "P'tit Louis" (qui n'avait d'importance à nos yeux que sa clé) et sa famille (il avait certainement un père, une mère, peut être des frères et des soeurs) avaient vécu dans cette pièce, de moins de 20 m2, avec seulement deux fenêtres donnant sur la rue Burdeau, étroite et sombre à cet endroit, il n'y avait aucun confort, pas de sanitaire, je me souviens d'un vague coin derrière un rideau qui devait servir de cuisine.

   Ses parents avaient dû avoir un appartement un peu plus confortable et "P'tit Louis" avait récupéré la clé de cette ancienne pièce.

   Voilà c'est chez "P'tit Louis" que se sont terminées nos histoires d'amour naissantes, nos premiers et derniers flirts "de là-bas". À combien de mariages n'avons nous pas assisté ensemble, combien de nouveau-nés sont restés avec leur père... !!

   Ce fut une si grande rupture... Deux séparations en même temps, les copains et le Pays, c'est beaucoup. À 18 ans, "l'intégration" dans un nouvel environnement, hostile et inconnu, fut douloureuse moralement, et pour ceux qui s'en souviennent, l'hiver 62/63, dans la région parisienne fut froid, long et rigoureux.

   Cette époque-là, cette période de ma vie n'a pas duré très longtemps, mais pour moi c'est la plus belle, la plus longue, elle reste gravée à tout jamais dans ma mémoire, c'était en quelque sorte notre "Fureur de vivre".

Yves Jalabert.





































...et moi je dis, Ah qu'elles sont jolies les filles de mon Pays...

À bientôt ! Tonton Jaja.