Le 22 boulevard Baudin était une place de choix : ma grand-mère habitait au premier étage, et son balcon, en fait une seule porte-fenêtre avec garde-fou de fonte couvert de la noire et grasse poussière venue des voies du chemin de fer qui passait juste derrière, s'ouvrait sur le boulevard. Juste sous nos yeux, à quelques mètres à peine, deux ou trois fois par an passait le meilleur de l'armée française. Moment d'exaltation, d'admiration, de ferveur. Les boulevards s'appelaient Baudin, Carnot, Victor Hugo, les rues : Sadi-Carnot, Michelet, Hoche, Charles Péguy... Autour de nous, tout honorait les grands hommes de la République, nous vivions dans son esprit, ses principes, et ses célébrations. C'est ici, chez ma grand-mère, que pour Noël nous trouvions dans nos chaussures les livres de la collection "Rouge et Or" : "Pages de Gloire", "Conquérants des Sables", "Leclerc et ses hommes", "Le Tambour du Royal Auvergne"... Et nos belles panoplies de militaires ! Qu'on ne prenne surtout pas ceci comme une tentative d'excuse, c'est juste un rappel et un constat. Et sans doute la réminiscence émue de quelque fierté ancienne, aujourd'hui désuette.
Quand nous arrivions, quelques dizaines de minutes avant le début du défilé, la circulation était déjà suspendue boulevard Baudin. Nous descendions la rue Richelieu, nous traversions la rue Charras, nous dépassions la grande quincaillerie Bernabé, et nous franchissions le boulevard Baudin par le passage clouté juste en face du n° 22.
Arrivé au milieu de la chaussée déserte, je m'arrêtais, et je regardais au loin, très loin, là où au bout de cette perspective rectiligne, le boulevard Baudin devenait le boulevard Carnot. À la hauteur de notre petit square Guynemer. En général, le ciel était bleu, la température encore douce à cette heure, et le boulevard désert empli d'un silence insolite. Ce n'est que quelques instants plus tard que nous commencerions de percevoir au loin l'étrange ressac balancé des premières troupes s'avançant. Et des lambeaux des flonflons de leur musique.
Deux raisons faisaient de notre petite tribune un poste d'observation exceptionnel : d'abord, comme je viens de le dire, on voyait arriver le défilé de très loin, depuis l'autre extrémité du boulevard, du côté du plateau des Glières et du square Guynemer. Ensuite, l'immeuble du 22 était presqu'au carrefour de l'Agha, et les troupes tournaient sous nos yeux, autour du café qui faisait l'angle (le bar Lyonnais ?), pour disparaître par la rampe Chassériau. Pour négocier le tournant, les soldats situés vers le centre du rayon que constituait chaque rangée devaient faire du sur-place, juste sous notre balcon donc, tandis que l'autre bout du rang, l'extérieur du virage, vers le trottoir d'en face, accélérait sa vitesse pour parcourir 45 degrés d'angle et mettre la troupe en position d'attaquer la courbure du tournant. Défiler, c'est tout un métier ! Le boulevard était pavé, et cinquante ans après j'ai encore dans l'oreille le piétinement de ces centaines de semelles cloutées. Les troupes de parachutistes et de légionnaires, chaussés de rangers aux épaisses semelles caoutchoutées, produisaient, elles, un son différent, un monstrueux chuintement retenu.
Les jours "normaux", jeudis ou dimanches où j'étais souvent chez ma grand-mère, j'aimais du même balcon voir passer les voitures à chevaux. Oui, dans les années 50, elles étaient encore nombreuses. Pour celles qui arrivaient de la droite, du côté du commissariat central, pour tourner, comme les troupes, vers la rampe Chassériau, le conducteur, juste avant de prendre le tournant, rênes réunies dans sa main droite, actionnait fébrilement de la main gauche une petite manivelle située à l'extrémité du banc où il était assis. Je suppose qu'elle servait à freiner la roue côté intérieur du virage. Le piétinement des soldats marquant le pas répondait à la même fonction.
Nous avons loupé environ un 14 juillet sur deux. Non que nous existions seulement les années impaires, ou que nous pratiquions un antimilitarisme biennal, mais la tradition Dupeyrot-Pons voulait que les années paires, notre famille, grand-mère et tantes comprises, traversât la Méditerannée pour deux mois de vacances dans des maisons de location (parfois sélectionnées dans les petites annonces du "Chasseur Fran¨ais").
Je n'ai pas le souvenir qu'en France nous ayons assisté pour le 14 juillet à des défilés militaires. À des fêtes de village, oui, à des feux d'artifices, oui, mais pas é des défilés. Dans les patelins où nous passions nos vacances peut-être défilait-on ? Des petits défilés de France profonde, avec pompiers et harmonie du village ? Mais nous ne les recherchions pas, le nôtre là-bas nous suffisait, c'était un rite dont il nous importait peu qu'il se déroulât ailleurs.
Cette petite précision sur nos vacances en France a une raison : les deux photos de défilé que je vous propose, je les ai prises en 1958 ou en 1959. Elles n'ont pu être prises un 14 juillet, ni 58 ni 59 : à ces dates nous étions en France. Alors ? Un 11 novembre ? Un 8 mai ? On ne le saura (en principe) jamais.
Gérald Dupeyrot.