BAKIR AND COLLECT

par Juba

Dessins par ordre d'arrivée de Assus, Charles Brouty, et Jean Brua.



    Monsieur Amar Bakir est un homme fier et heureux.

    Monsieur Amar Bakir est Mozabite, c'est-à-dire une sorte de protestant de la religion musulmane, originaire du Mzab, ce qui le rend fier.

    Monsieur Amar Bakir est épicier, heureux d’appartenir à cette prospère communauté, secte commerçante, d’intérêts et d’achats qui quadrille les villes européennes d’Algérie, et que l’on appelait les moutchous.

    Monsieur Amar Bakir tient une échoppe où il est difficile de rentrer  à plus de trois (avec couffins) dans l’espace de vente, prolongée par une arrière boutique aux odeurs indéfinissables et qui déborde largement en fruits et légumes sur le trottoir de sa devanture.

    Mr. Bakir a pu s’offrir ce magasin, et il en est fier, plastronnant sur son pas de porte, calotte blanche, sarouel gris et court gilet - qui a du être un jour noir -, grâce au sens de l’économie légendaire, certains diraient ladrerie ou pingrerie, des gens de son ethnie

    L’épicerie de Mr  Bakir s’appelle "l’Épicerie Anglaise", s’il vous plait, en plein centre d’Alger, non loin de la clinique Lavernhe, et du collège, boulevard Pasteur, ce qui en rajoute à la fierté du propriétaire.
    Et comble de bonheur, Mr. Bakir possède une ligne téléphonique, le 63 66 49 ce qui est encore assez rare à Alger en ce milieu de XXe siècle.

    Monsieur Bakir est un homme fier et heureux qui s’honore à forces saluts et courbettes courtisanes à satisfaire la bourgeoisie européenne algéroise, qui en échange, apprécie le côté pratique de sa proximité tout en toisant avec mépris ce concurrent-épicier déloyal des boutiques européennes, qui ne dépense rien en vivant sur ses stocks,

    Monsieur Bakir était le moutchou qui servait d’alternative et de complément au marché Clauzel où s’alimentait en grande partie notre famille, sous la houlette bienveillante de notre mère qui appelait "son" moutchou, directement et sans aucun mépris : Bakir.

    Nous habitions au cinquième étage d’un immeuble dont le grand balcon avait, notamment, une vue imprenable sur " l’Épicerie anglaise ", quoique situé dans une rue perpendiculaire au boulevard Pasteur et à 50 mètres de ce dernier.

    C’est là que l’histoire commence.

    Depuis le coin de ce balcon, ma mère téléphone à la main commandait au sieur Bakir, sur le pas de sa boutique, le téléphone à la main également, pratiquement en vidéoconférence, les compléments de course et l’épicerie dont nous avions besoin.

    Mieux, aux interrogations habituelles de ma mère sur la qualité des fruits et légumes, Bakir rassurait au téléphone, tout en en brandissant à bout de bras un exemplaire, saisi dans ses paniers extérieurs, pour que ma mère puisse en juger "de visu".
    Je pense que les véhicules qui passaient devant l’épicerie devaient se demander ce que faisait cet individu dont l’attitude rappelait celle des nombreux ambulants de nos rues, mais qui regardait au loin et ne les abordait pas !

    Pas d’argent remis au yaouled qui dans la demi-heure qui suivait la commande livrait les courses au cinquième étage, sans ascenseur. Tout était réglé sur une facture mensuelle ("la petite note") scrupuleusement détaillée, livraison offerte, que ma mère passait régler régulièrement, non sans en avoir vérifié le contenu et demandé parfois quelques explications !

    Bakir avait tout inventé dans le commerce d’épicerie, bien avant le drive et le click and collect. On a tout créé en Algérie.

JUBA                
Juin 2021                



Du temps où le téléphone chauffait
entre le balcon du 5e au 4 rue Ballay et le 11 avenue Pasteur.
Pouvait-on suivre cette conversation depuis la terrasse du Coq Hardi,
au n° 6 rue Charles Péguy, presque dans l'axe de la rue Ballay ?





Pour retourner en page d'accueil d'Es'mma, cliquer ICI




Quelques images de nos moutchous




D'abord par Assus, à une date
dont le modèledu téléphone mural
vous fournira une approximation.


Cliquez pour agrandir



Avec le retour du marché
ou de chez le Mouchou,
voici - par Assus encore - l'indispensable yaouled,
ou un commis d'épicerie,
qui soulageait la belle Madame de ses emplettes.
Assus avait la mine acérée,
et ce n'était pas pour le yaouled.


Cliquez pour agrandir




Dans Alger-Étudiant de Pâques 1925,
un artiste à la signature mal déchiffrable
nous donnait une vision d'un moutchou façon Ogre, rébarbatif comme un Troll,
pas franchement du genre doucereux.
Il illustrait un article qui mérire
surtout d'être oublié..







…puis par Brouty, grand croqueur
de nos contemporains en Alger.
(illustration pour "Salaouetches", 1939)



Cliquez pour agrandir





Enfin, en ce XXIe siècle sur Es'mma, les visiteurs du Livre d'Or ont souvent parlé de leurs moutchous,
et JiBé s'est souvent fait un plaisir de leur faire écho
en dessins, comme ceux que vous verrez en cliquant
ICI.
.