IL ÉTAIT UNE FOIS … LE LYCÉE DELACROIX

 

par Margaret Verfaillie-Shore


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Margaret en 1963


Les souvenirs qui  s’enracinent sur le terreau de la mémoire, sont précieux pour nous qui avons quitté, et les lieux de notre enfance, et notre jeunesse…

Il me revient des noms de professeurs et avec eux de petits faits qui faisaient naître chez les lycéennes que nous étions, des sentiments où se mêlaient rires et appréhension. Aujourd’hui ce sont de bons moments. 

En latin j’ai eu Mlle Léonnec  et Mme Césari si douce mais ferme, en anglais Mme De Rycke qui se couchait sur l’estrade pour expliquer « to lie down » et montait sur le bureau pour nous faire comprendre « to climb » ! C’était le début des méthodes modernes… En français  Mlle Cordier exigeante mais compréhensive rassurait ses 6ème,  puis en 4ème, Mlle Drougard  était grande, « comme le pont du Gard » disais-je avec la férocité de l’adolescence dans une chanson que j’avais inventée et que mes camarades reprenaient en chœur ;  en 3ème  Mlle Bonnery professeur d’anglais, si gentille, s’appuyait sur le Laffay et Kerst pour nous apprendre la langue de Shakespeare. En Maths Mlle Coudray (si ma mémoire est encore bonne)   était sourde et asthmatique la pauvre, et je me demande si elle ne boitait pas aussi.  Les espiègles élèves de 4ème B2 que nous étions,  lui en ont fait voir de toutes les couleurs. A la fin de l’année, je suis allée m’excuser d’avoir orchestré le chant du bourdon sans oublier un des premiers  transistors que nous faisions circuler dans la classe, et nous sommes tombées dans les bras l’une de l’autre. Mme Filloux (je pense que c’est ce nom là) assurait les cours de couture : en 6ème cahier vert à fenêtres et petits rectangles de percale ou nous apprenions le point avant, le point arrière, le point ourlet, les jours de Venise…. J’étais NULLE, et elle était très sévère, mais très gentille au fond. La 5ème était l’année de la brassière,  et la 4ème l’année du tablier de cuisine brodé. Un cauchemar pour l’élève peu douée en couture que j’étais. Je le regrette bien souvent aujourd’hui. Mme Denis professeur de dessin nous faisait copier vases et cruches. Là aussi, peu de succès pour moi, pourtant le goût de la peinture m’est venu avec la maturité. Mme André dispensait des cours de « gym », elle était la seule à nous tutoyer et ne manquait pas de nous taper sur les fesses lorsque la chaleur nous rendait nonchalantes… Mlle Laferrière très grande et autoritaire surveillait les permanences et les couloirs. En espagnol, Mme Alba et Mme de Pachtère se partageaient les classes. En Sciences Nat, un excellent professeur  Mme de Combrodé (oui !!!! si ma mémoire est fidèle…) distribuait les zéros accompagnés de remarques cinglantes et ironiques. :

En voici un exemple, lors d’une interrogation orale :

- « Elève … X, que savez-vous  sur la vertèbre ?»

- « Euh, la vertèbre… euh … la vertèbre est … euh, un os , euh …, avec un trou….

- « Et bien Mademoiselle X, c’est vous qui aurez le trou ! Zéro ! A votre place ! »

Mais je ne peux évoquer le lycée Delacroix, sans parler de mon professeur d’Histoire, Mme Aze, à l’origine de ma vocation de professeur et de ma passion de l’histoire. Dès  janvier 1963, à Delacroix devenu Lycée Omar Racim, elle a renversé bien avant mai 1968, les barrières entre élèves et professeurs. Aucune de ses anciennes élèves n’a pu oublier son sourire chaleureux, sa générosité, son humour, sa culture. Elle animait le passé, réveillait les grands personnages de l’histoire  et durant ses cours, les heures se raccourcissaient en minutes trop vite envolées. Sur le Livre de ma Vie, qui prend une certaine épaisseur, elle a écrit quelques pages, voire même des chapitres, que je relis toujours avec émotion. J’en connais par cœur de grands passages.

J’ai lu bien sûr avec grande émotion le  texte de Claude Prat sur les « tabliers à carreaux bleus et blancs ». J’ai découvert avec émerveillement la photo de ce tablier mythique. Je la remercie de raviver ainsi nos mémoires.  Et pour la récompenser, je l’invite à faire un petit tour dans ce lycée que j’ai haï certains jours, et adoré la plupart du temps. J’y suis restée 8 ans de 1957 à 1965, oui après l’indépendance.

Allez, venez Claude, poussons la lourde porte de l’entrée principale aux vantaux sculptés me semble-t-il. Devant nous s’élève le majestueux escalier réservé aux professeurs et aux cadres éducatifs. En haut de l’escalier, à gauche, le bureau de la Directrice. Elle a vue sur le café d’en face et malheur à celles qui auraient la mauvaise idée de trop s attarder auprès d’étudiants charmeurs…La fac est si proche.  A droite, après l’entrée, la loge du concierge. A gauche, un escalier s’enfonce dans les entrailles du lycée, le sous-sol transformé en vestiaires où nous déposons nos affaires « du dehors » pour enfiler le fameux tablier à carreaux que mon esprit frondeur s’obstinait à laisser ouvert  (voir photo de 3ème M , année 1961-1962, je suis la 4ème élève en partant de la droite au premier rang debout derrière les élèves assises). Sur le chemin des vestiaires s’ouvre la salle des objets trouvés, sorte de grotte d’Ali Baba où s’entassent parapluies, stylos, foulards, sacs de sport, gilets, livres, mouchoirs brodés et non brodés, gommes, trousses, règles graduées et taille-crayons.   Voilà, revêtues de notre tablier, (le vôtre est probablement fermé et le mien est ouvert sur ma tenue généralement débraillée), nous montons l’escalier situé au fond des vestiaires à gauche, et nous nous retrouvons au rez-de-chaussée du lycée, dans son aile gauche. Le couloir nous entraîne à droite vers des salles de classe. Au milieu, s’ouvre une porte de sortie sur la cour. Sous l’escalier je me réfugie souvent avec mes amies du club des quatre mousquetaires. Bien entendu, je suis D’Artagnan.

Vous avancez vers cette grande cour carrée ou rectangulaire, où s’alignent deux rangées de palmiers.  Ah ! Voici vos camarades de classe (à cette époque ce n’étaient pas des copines), plus ou moins groupées devant le lieu de rassemblement de chaque classe. Y avait-il des numéros ? je ne m’en souviens pas. En bavardant, ou en révisant la dernière composition du trimestre, vous attendez là que retentisse la sonnerie du début des cours. Certaines sont assises sur les petits trottoirs de chaque côté de la cour, prenant bien soin d’éviter… ce que les pigeons ont laissé ! Mais… Le professeur vous fait signe de monter. Un escalier vous absorbe et votre classe disparaît à un étage, le premier ou le second.

Je continue à avancer dans le couloir de l’aile gauche, jusqu’au préau, situé au fond de la cour, et séparé d’elle par une large rangée de hautes fenêtres. J’ai cours de « gym ». Je descends au sous –sol situé au fond du préau à gauche, (à droite quand on vient de la cour)  pour revêtir la tenue de sport obligatoire : cuissette (!!)  bleu marine, tee-shirt blanc, gilet rouge. Allez Mesdemoiselles, il est l’heure de pénétrer dans la salle de « gym » parallèle au préau. A gauche, la poutre, au milieu le cheval d’arçon, à droite les barres asymétriques. Des tapis en caoutchouc noir s’entassent dans un coin. Quelques cordes à nœuds ou sans nœuds pendent du plafond. Il faut grimper le plus vite possible jusqu’au sommet de la corde, lutter contre le chronomètre qui s’emballe et tirer, tirer sur les bras, pendant que le professeur hurle « Allez, mademoiselle, il faut le monter ce fessier !! » Plutôt gazelle, j’atteins généralement le sommet avant l’humiliante tape sur les fesses. Le samedi matin toutes les 6è ou toutes les 5ème montent vers les Tagarins jusqu’ au stade situé en contrebas de la Bibliothèque nationale. On s’y rend à pied, assoiffées et ruisselantes sous un soleil de plomb, les mains sciées par les cordes du sac de sport. Pendant 3 heures, on court, on saute en hauteur et en longueur, on lance le poids, on halète, on transpire, on s’essouffle, on peste… et on a chaud…

Je vous ai abandonnée à un étage du lycée, et voilà qu’après la récréation je vous croise dans un couloir. J’ai quitté la salle de sport après m’être rhabillée, et j’ai grimpé l’escalier situé à gauche du préau. Au milieu du troupeau informe de ma classe, j’ai entendu les rappels à l’ordre de notre Mlle Laferrière, si bonne malgré ses airs rébarbatifs, surtout quand elle s’occupe de la bibliothèque (située je crois au 1er étage, à droite du préau) : « en rangs par deux mesdemoiselles !! Un peu de tenue s’il vous plaît, silence dans les rangs, ». Nous arrivons dans une salle d’histoire à droite des marches, tandis que vous sortez de la classe de langues en face de l’escalier que vous descendez pour aller… où ? Mystère. Ce lycée est un labyrinthe, les couloirs succèdent aux escaliers, et mille chemins mènent aux classes. Je suis fascinée par cet enchevêtrement où s’exalte mon imagination d’adolescente. Courses aux trésors, poursuites et parties de cache-cache dans les couloirs et recoins, je n’épargne rien aux surveillantes.

Peut-être allez-vous rejoindre l’aile droite, où se trouve l’infirmerie ? Mal de tête, mal au ventre, rhume, toux, nausée, le remède est toujours le même, une tisane de verveine servie dans un bol de faïence fendu et ébréché. Mais qu’il est doux de s’allonger un moment dans le calme feutré de l’infirmerie…. Peut-être avez-vous une heure de « trou » qui va vous permettre de peaufiner le prochain contrôle dans une salle de permanence au rez-de-chaussée ? le silence y est impressionnant… jusqu’à ce que certaines bavardes impénitentes trompent la vigilance des surveillantes.

Quant à moi, il est 11 heures, je viens de rencontrer avec bonheur, ma tante Denise Mamane, élève en terminale philo, alors que je suis en 6è : notre complicité nous fait partager lectures, élevage de vers à soie, gavage de fourmis avec des graines de melon séchées sur le balcon, et mots croisés. Mais à présent, je suis perdue : où  se situe donc la salle de musique ? La rumeur court que certaines élèves plus âgées ont caché la légendaire perruque du professeur de chant et de musique (Mlle Goujon ??) dans le piano….. Cela fait la joie des 6è qui rêvent d’autres méfaits tout aussi audacieux. Et la salle de dessin ? La salle de couture avec ses grandes tables rectangulaires ? Et  les salles de sciences naturelles où  Arthur le sympathique squelette nous terrorise ? Et les laboratoires de physique chimie ? Il me semble que par un escalier intérieur on peut s’y rendre en partant de la salle de langues d’où vous sortiez après la récréation. Pourtant, je n’ai pas oublié les becs bunsen, les éprouvettes et la liqueur de Fehling, les dissections de grenouilles, d’œil de bœuf, de cœur (agneau, bœuf ou veau ???)  et les grandes paillasses de carreaux blancs.

Je ne retrouve malheureusement plus mon chemin… Le temps ne m’a pas oubliée, qui fane sans pitié  les souvenirs de ces lieux,  si familiers pourtant et tant aimés. Car j’aime ce lycée de toute mon âme. Je m’y suis construite, et mes professeurs m’ont dispensé un enseignement de qualité avec sévérité parfois, mais sans jamais écraser nos esprits parfois rebelles ni vraiment étouffer nos fous rires clandestins interminables et notre gaieté nourrie de ce bon soleil d’Algérie.

Attendez-moi !!! Je vous vois courir vers la sortie : « un peu de calme, mesdemoiselles, où vous croyez-vous donc ?    ». Couloirs, vestiaires, foule des parents qui guettent la sortie de leurs filles…. Je me faufile vers le petit marchand de cacahuètes pour laisser cent sous (5 francs) en échange d’une petite boîte en métal de couleur remplie de coco. Je la dépose avec délice sur ma langue, laissant fondre la délicieuse poudre par une petite ouverture pratiquée avec mes dents solides de petite fille. Avec mes camarades, je quitte la Rue Charles Péguy, je remonte la Rue Michelet que je traverse par les souterrains, voici la rue Edgard Quinet puis la rue Denfert Rochereau  jusque chez Mémé Juliette et Pépé Adolphe où j’habite en semaine. Passant devant l’Empire, je jette un œil sur les affiches : « Tiens, on joue Michel Strogoff, j’irai bien voir cela Samedi soir ! ».

 



Axe, rue Charles Peguy-rue Michelet, vue sur les Facultés et le Lycée Delacroix. A gauche, le grand immeuble du 9 rue de Mulhouse, où j’ai habité de 1961 à 1968
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A gauche, le tunnel de la fac , à droite, l’entrée du souterrain où nous achetions nos friandises 
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Et vous ? Êtes-vous rentrée sagement chez vous ? Ou bien avez-vous fait un arrêt à l’entrée des souterrains de la fac pour acheter une barre de chocolat et un  gros caramel à 10 francs chez la marchande de friandises ? Il y avait trop de monde ? Vous y repasserez ce soir, à la sortie du lycée.  Mais peut-être avez-vous emprunté un de ces tramways qui glissent sans effort à travers la ville ?

Voilà, notre promenade au lycée Delacroix s’achève. Tant que ses anciennes élèves vivront, il renaîtra tel qu’il était le temps de nos souvenirs. Écrire, il faut écrire pour que ne disparaissent pas ces ombres que nous avons entrevues ensemble l’espace d’un moment.

Je vous quitte les larmes aux yeux,

Delacroisement vôtre

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