"Ils sont arrivés - Se tenant par la main - L'air émerveillé - De deux chérubins - Portant le soleil - Ils ont demandé - D'une voix tranquille - Un toit pour s'aimer - Au coeur de la ville - Et je me rappelle - Qu'ils ont regardé - D'un air attendri - La chambre d'hôtel - Au papier jauni - Et quand j'ai fermé - La porte sur eux - Y avait tant de soleil - Au fond de leurs yeux - Que ça m'a fait mal, - Que ça m'a fait mal...".
Oui, bien sûr, vous vous souvenez de cette chanson de Piaf... 1956 ... J'avais neuf ans, et j'étais fasciné par cette histoire incompréhensible de gens qui s'aiment et viennent pourtant trouver ici une chambre pour mourir. Et comment pouvait-il y avoir "tant de soleil au fond de leurs yeux" ? Cette année-là, Piaf avait fait très fort, c'était aussi l'année de "l'Homme à la moto". La chanson populaire tricote souvent l'amour et la mort, un point à l'endroit, un point à l'envers. Cette petite femme en noir au nom et à la dégaine de moineau, du temps de mon enfance, fleurait la fascination de la mort et le désespoir d'aimer. Ce n'est que plus tard que j'ai appris à... Mais bon, c'est mes oignons. C'est comme Mouloudji et son p'tit coqulicot. Pour un enfant, c'est si mystérieux, la mort, surtout pour ceux de notre temps...
Il y a toujours eu beaucoup de ces histoires d'amants qui préfèrent en finir ensemble plutôt que d'affronter la vie, le refus des familles, ou la perspective d'un amour promis au temps et à son érosion.
Est-ce que ce ne sera pas aussi comme cela que va commencer le film "Hôtel du Nord" d'ici quelques années (en 1938), quand un couple d'amoureux désespérés, Renée (Annabella) et Pierre (Jean-Pierre Aumont), arrivent à l'hôtel avec l'idée d'en finir ensemble avec la vie ? L'histoire d'amour funèbre dont nous parle l'article ci-contre date, elle, de 20 ans avant la chanson de Piaf...
Quand M. Choc, après quelques mois d'une brouille qui ne regarde que lui et moi, est revenu avec une liasse de ces faits divers dont il a le secret (oui, il avait à se faire pardonner), je les ai feuilletés, et son beau visage m'a sauté aux yeux (non, pas celui de Choc, celui de Juliette). À demi retournée, elle regarde de la droite vers la gauche, elle remonte contre le temps, tourne le dos au futur, déjà elle n'est plus là. Son sourire est doux, un peu distant, un peu narquois, ses traits sont comme floutés par les points de l'image typographique : elle est belle, lointaine, mystérieuse, sa photo rappelle ces portraits brouillés sur les médaillons des tombes. Dans son écriture, des lettres, comme le "J" de son prénom auquel répondent le "M" de "mort" et le "Y" de Yvan, sont comme de larges coups de faux interrompant le cours de son souffle. En plus, elle s'appelle Juliette, vraiment, les fées sur son berceau ne l'ont pas épargnée.
Et lui, son beau légionnaire, ce n'est pas Romeo, mais elle le croit. Et elle va en mourir. Elle était du quartier du Moulin, enfin juste un peu plus loin, rue Sadi-Carnot, et, petite modiste, elle travaillait rue Clauzel. Notre voisine. En tout cas, celle de nos parents. Quatre fois par jour elle passait par ces rues qui nous sont familières, suivait-elle la rue Sadi-Carnot pour aller presque jusqu'au marché, ou bien montait-elle l'une des rues si raides, ou le boulevard Victor Hugo, pour aller jusqu'à l'atelier qui l'employait ? Et quand elle en revenait, chez quels commerçants s'arrêtait-elle ?
Nos parents ont dû se souvenir d'elle, quand ce matin du 10 avril 1935, ils ont ouvert leurs journaux pour découvrir la nouvelle. "Non, c'est pas possible ?... Une si belle petite !... Mon Dieu ! Et ses parents, elle a pensé à ses parents ?... Et d'jis, t'y as vu, lui, il est pas mort, le légionnaire, pas si fou que ça, hein ?". Les légionnaires n'ont jamais eu bonne presse chez les mères de famille.
J'ai un peu secoué notre M. Choc de n'avoir pas cherché dans les journaux des jours suivants, histoire de savoir s'il s'en était sorti. De relever le faire-part dans les avis de décès. On aurait su à quel cimetière était sa tombe. Qui étaient ses parents, ce qu'ils faisaient... Si elle avait des frères, des soeurs... Mais bon, on pourra peut-être compléter ça pour un prochain voyage à Alger...
En attendant, je vous laisse lire cet article de l'Écho d'Alger. Il faisait la UNE de ce jour-là. En même temps que le compte-rendu de la Conférence de Stresa. Il est question que l'indépendance autrichienne "continue d'inspirer une politique commune" des pays participants, à empêcher toutes futures tentatives allemandes de modifier le Traité de Versailles, et à isoler Hitler. Mais bientôt Mussolini va envahir l'Éthiopie, et passera du côté de Hitler. Le pire est toujours à venir...