N O S    Z O U A V E S    E T   N O S    C H A M E A U X.

Le petit Tambour du 3ème Zouaves

Par Louis Noir




tiré de son "Grand roman d'aventures et de voyages"
(Fayard et Fils Éditeurs)




Dans l'extrait du beau feuilleton populaire du XIXème siècle que nous vous invitons à découvrir ci-dessous, il n'y a pas que le camélidé qui a retenu notre attention. C'est sûr, un dromadaire qui a l'honneur de bosser pour la Reine des Almées, c'est pas le premier venu, il avait sa place dans la rubrique "nos chameaux". Mais il nous a semblé aussi que le thème de l'histoire, son style, ses fantasmes, et tout ce qui a pu nourrir l'imaginaire de générations d'enfants de la IIIème république, méritait d'être rappelé... Et puis on révisera certains mots qu'on n'emploie pas tous les jours : almée, redir, ksour, diane ; ajoutez à ça un prénom devenu rare, Nadèje, précieux, lumineux et fragile comme celui d'une héroïne des contes de fées d'il y a longtemps... Sans compter une pratique du subjonctif désuète et évente en son en ces temps de rapp, que ma parole on dirait que c'est Raymond Barre qui l'a écrit !



La Reine des Almées.


   Le camp s'est dressé avec une merveilleuse rapidité auprès des puits, une ville de toile s'est improvisée, des milliers de feux se sont allumés, déjà le repos du soir s'apprête.

   À cette heure, où le soleil va disparaître, le paysage s'empreint d'aspirations joyeuses; hommes, animaux vont respirer le froid de la nuit, et les plantes vont s'imprégner de rosée; on voit les capuchons et les burnous se draper sur les épaules et les bûchers flamber plus clair.

   Tout à coup un éclaireur arabe à cheval arrive aux avant-postes et leur jette une nouvelle d'une voix haute et claire; aussitôt le camp est en émoi, les groupes se forment, l'agitation croît, monte et grandit, de l'un à l'autre on se crie :

   - Les Ouleds-Naïls arrivent !

   Est-ce donc la guerre ?

   Non. C'est l'amour !

   Ces Ouleds-Naïls forment une tribu saharienne nombreuse et prospère ; elle doit ses richesses à ses almées dont elle amuse le monde musulman qui s'étend du Maroc à l'Égypte.

   Toute belle fille de cette tribu apprend à danser sous la direction de vieilles almées revenues sous les tentes de leurs douars ; elle reçoit de sa famille ou elle emprunte de riches costumes et des bijoux ; avec ses soeurs, ses cousines, ses voisines, danseuses comme elles, une troupe se forme ; les frères ont appris la musique et composent l'orchestre ; on charge les tentes et les bagages sur des chameaux ; la caravane se met en marche à la conquête de la fortune. Les almées sont libres de leurs charmes, libres de leurs amours, libres de leurs caprices; avec elles, l'imprévu et la fantaisie donnent du piquant à l'amour vénal.

   Étant données ces moeurs, on juge de l'effet produit par ces mots magiques : les almées !

   On courut au devant d'elles. La troupe parut bientôt : jamais de plus belle !

   On voyait de plus au moins quarante chameaux, portant palanquin, et dans chaque palanquin, une almée avec plusieurs servantes toutes jeunes, ne dansant pas comme leur maîtresse, mais capables de consoler un galant homme du dédain de celle-ci; beaucoup de négresses, à la mine engageante, étaient juchées par-dessus les charges des bêtes de bât; quelques-unes, sur des ânes étaient de jeunes et fort gentils échantillons de sang mêlée; et à la façon dont elles souriaient et dont elles répondaient aux plaisanteries des soldats, il était facile d'espérer qu'on les entraînerait assez loin hors du camp, par l'appât d'une piécette d'or.

   Les musiciens étaient gens de haute mine ; ils montaient de fiers chevaux et ils jouèrent de leurs instruments pendant le défilé.

   Cependant les spahis et les turcos ayant pris langue avec les Ouleds-Naïls, ils donnèrent des renseignements d'un haut goût. Un surtout.

   Cette troupe ? Mais c'était celle de l'incomparable, de la divine Nadèje, l'almée sans rivale comme danse, comme beauté, comme charme; c'était une houri descendue du ciel pour le bonheur de ceux qu'elle honorait d'un sourire.

   C'était un morceau de sultan; quiconque n'était pas un schérif, tout au moins un grand cheikh, ne pouvait aspirer à lui plaire, à moins que son coeur ne parlât et il parlait quelquefois, si bien que quelques beaux garçons avaient été aussi heureux que des princes, eux qui n'avaient à offrir que des baisers en échange du sourire de Nadèje.

   Les appréciations, les commentaires, les anecdotes produisirent une grande rumeur.

   Ce qui caractérisait la troupe de Nadèje et la rendait célèbre entre toutes, ce n'était pas seulement la merveilleuse beauté de la jeune femme, mais l'art et l'entente du ballet.

   Elle avait voulu voir Paris, Londres, Vienne et leurs opéras ; elle avait compris que celle qui innoverait et transformerait une troupe d'almées, obtiendrait un succès de vogue énorme; on peut dire qu'elle a inventé plus d'une centaine de ballets dans le genre turc et arabe, mais en s'inspirant du goût el des méthodes européennes.

   Aussi quel enthousiasme elle a excité partout !

   La femme était une de ces charmeuses que l'on peut comparer à Cléopâtre ; lettrée, elle avait lu et appris tous les poèmes des poètes Arabes; la mandoline indigène à la main elle les chantait dans l'intimité à ses amants; elle savait l'italien et le français, recevait les feuilles satiriques et littéraires de Paris, pouvait causer d'art et parler du dernier roman paru.

   Séduisante par inteIligence, elle était irrésistible par la beauté; brune, au teint blanc, ayant certainement du sang français dans les veines, elle avait des yeux bleus pleins de langueur, ombragés de longs cils noirs; le caractère de la tête était arabe; le profil fin, très fier, très noble, se dessinait correct, attestant l'origine sémitique ; mais le sourire, une fossette au menton, des plis spirituels aux commissures des lèvres, et, enfin, aux joues, le creux aux baisers, tout l'attrait sympathique enfin lui venait du père, brillant officier d'Afrique, tué peu après une rencontre avec la mère de Nadèje, qui avait été, comme sa fille le fut, la reine des almées de son temps.

   Grande comme toute vraie femme de plaisir et de joie devrait l'être ; distinguée, vive, pétulante, elle avait des rondeurs de lignes et des richesses de chair que l'harmonieuse conformation du corps mettait en relief ; mais tous ces avantages ne suffisaient pas à expliquer la fascination qu'elle exerçait ; elle avait le don, disaient les Européens, le talisman, disaient les Arabes.

   C'était une puissance d'action indéfinissable formée de mille détails qui composaient un ensemble ravissant, exquis; il avait fallu cent générations de courtisanes célèbres ayant pour amants les plus distingués des grands personnages musulmans, et l'on sait quels hommes constituent cette aristocratie, il avait fallu de plus un caprice de sa mère, éprise d'un marquis français, capitaine aux spahis, pour que cette fleur rare, incomparable, parfaite, s'épanouît et resplendît.

   Elle ne redoutait aucune comparaison; cherchant partout les plus belles, les plus jolies, elle en composait sa troupe et en restait le diamant incomparable.

   Quel essaim de beautés autour d'elle pourtant, et toutes sans voiles dans les palanquins.

   Lorsque ses quarante almées parurent, un murmure d'admiration s'éleva ; jamais le brillant costume des danseuses arabes n'avait rehaussé les charmes de plus belles filles.

   Mais quand Nadèje se montra enfin, semant des éblouissements dans l'air, s'enveloppant de sourires et de baisers qui semblaient tourbillonner autour d'elles dans une atmosphère pleine de parfums, de lumière et de chaleur, lorsqu'elle eût frappé les coeurs par ses regards qui volaient comme les flêches d'or lancées par l'amour, une tempête de bravos, de vivats, d'acclamations, la salua une fois de plus, reine des almées, et reine par le droit divin de la beauté.

   Tous les yeux fixés sur elle ne voyaient qu'elle; les poitrines haletantes ne se soulevaient que pour elle ; elle tenait sous le joug cette foule frémissante d'enthousiasme; la capiteuse ivresse de la passion envahit tous les cerveaux; des frissons de fièvre secouaient la foule.

   Dans ce défilé, les spectateurs lançaient leurs compliments aux jeunes femmes ; c'était à qui trouverait les mieux tournés, les plus galants.

   Le petit tambour était accouru avec la curiosité d'une tout jeune homme enchanté de voir la reine des almées.

II se trouvait au premier rang, souriant aux jeunes femmes qui le regardaient toutes, frappées de sa jeunesse et de sa beauté rayonnante.

   Quand le palanquin de Nadèje passa, le petit tambour se haussa sur la pointe des pieds pour mieux voir l'almée.

   Celle-ci l'aperçut, l'enveloppa d'un long regard, puis prenant à sa coiffure une fleur d'amour cueillie au ksour voisin, et précieusement conservée, elle la lui lança avec un geste qui esquissait un baiser.


   Le petit tambour ébloui, ramassa la fleur... Quand il chercha des yeux Nadèje, celle-ci avait fait baisser les rideaux du palanquin.

   On entourait le jeune homme, on le félicitait ; c'était avoir sur terre un avant-goût du paradis de Mahomet que d'être ainsi distingué par la reine des almées.



VI

Une bonne fortune au désert.


   Les OuIeds-Naïls établirent leurs tentes à six mille pas environ des puits, dans un endroit creux où se trouvait un redir (sorte de mare au fond d'une dépression) ; là leurs bêtes pouvaient boire ; leurs chameliers allèrent remplir d'eau plus pure les outres de cuir aux puits près desquels se dressait le camp français.

   Quand on demanda à ces chameliers pourquoi les almées avaient voulu s'éloigner de la colonne, ils répondirent que le voisinage d'un camp était trop bruyant pour des femmes qui voulaient se reposer des fatigues d'un long voyage.

   Ils annonçaient cependant que les almées danseraient le soir du lendemain.

   Sur cette promesse, grande joie parmi les soldats.

   Cependant le bruit de la bonne fortune du petit tambour s'était répandu ; on ne parlait que de cela autour des feux.

   Quant à lui, il attendait. Qui ? La négresse. Quoi ? Le message.

   Il est d'usage que ce soit la vieille négresse qui a nourri une jolie femme qui s'entremette entre elle et les soupirants.

   Elle vint cette laide messagère du plaisir; elle vint à la nuit serrée et remplit sa mission.

   Le petit tambour et la vieille femme se glissèrent hors du camp. Et disparurent dans l'ombre.

   Le lendemain matin, au moment où les fanfares de la diane sonnaient gaiement le réveil, on vit revenir au galop une patrouille de cavaliers du goûm ; le caïd qui la commandait entra précipitamment sous la tente du général.

   Tout aussitôt celui-ci fit sonner le boute-selle par alerte.

   Toute la cavalerie sauta à cheval et partit au grand trot, avec l'état-major.

   Un spectacle effrayant s'offrit aux regards du général en arrivant sur le terrain de campement des Ouleds-Naïls.

   Les tentes, les femmes, les chevaux, les troupeaux avaient disparu dans les profondeurs du désert.

   Sur le sable, étaient étendus soixante cadavres d'hommes sans tête dont les cous sciés étaient hideux à voir.

   Les chirurgiens de la colonne sur l'inspection des plaies, déclarèrent que cette épouvantable exécution avait eu lieu vers dix heures du soir.

   On ne retrouva aucune trace ni du petit tambour, ni de la reine des almées.

   Le général lança sur les pistes sa cavalerie qui essaya de rejoindre les almées fugitives ou enlevées ; mais les escadrons et les goûms s'égarèrent sur de fausses voies; et il fut évident après une poursuite de trois jours que tout espoir d'éclaircir ce drame mystérieux était perdu.

   Du petit tambour point de nouvelles, aucun indice permettant de conjecturer s'il était vivant ou mort.

   Des instructions furent envoyées à tous les chefs des bureaux arabes, à tous nos amis secrets de Tunis et du Maroc, à tous nos agents ; personne ne put dire ce qu'était devenu le petit tambour.

   Le désert garda longtemps son secret.


FIN DU PROLOGUE




   Comme il ne faut pas perdre de vue que cet extrait est ici, dans la rubrique "Nos chameaux" (et aussi dans la rubrique "Nos Zouaves"), pour contribuer à la réputation du règne des camélidés, voici deux autres chameaux tirés des illustrations de ce livre...