Cette concurrence entre l'église espagnole et Saint Charles ne se bornait pas aux crêches de Noël, elle était permanente, elle était dans les esprits, depuis ce choix inattendu et déconcertant qui s'était ouvert aux paroissiens en 1952. C'est avec la messe du dimanche matin que le dilemme prenait un tour plus sportif. Le curé du côté espagnol avait dans ce match un avantage inattendu, appréciable, et secrètement apprécié de chacun, c'est qu'il était capable d'expédier une messe, non quand même pas avec la rapidité du révérend dom Balaguère dans les "Trois Messes Basses" de Daudet, mais quand même… il faisait fissa ! Parfois mon père, pas du genre dévot pourtant, était surpris et un peu choqué de se retrouver déjà à l' "Ite missa est" final, après qu'il ait passé le temps de l'office à essayer de situer dans son missel le moment de la messe où il se trouvait. Et à courir après sans y parvenir. "Il a fait plus court que la dernière fois, je crois, non ?", commentaient les paroissiens un peu suffoqués en redescendant l'escalier vers la rue Denfert-Rochereau. Mais attention, ce n'était pas l'éloge flatteur que porterait l'aficionado des 24 heures du Mans sur les derniers temps remportés par son Fangio préféré, non, plutôt un murmure un peu inquiet, sous-entendu : "mais jusqu'où va-t-il bien pouvoir descendre ?" Ma mère et mes tantes étaient très pratiquantes ; en général elles ne rechignaient pas au temps requis par une messe bien menée, il faut ce qu'il faut, n'est-ce pas ? Mais toutes s'accordaient à trouver que les offices concentrés de l'église espagnole pouvaient en certaines occasions se révéler particulièrement avantageux. Ils permettaient de concilier foi, gourmandise et exigences d'un service de maison bien diligenté. Eh oui… à l'occasion des grande fêtes - Pâques, Noël et autres - chez nous comme partout ailleurs s'imposaient des déjeuners familiaux de grand tralala, avec de longs temps préalables de préparation culinaire, de cuisson et de dressage de table. Et c'est évidemment juste à l'occasion de ces fêtes que les prêtres de l'église Saint-Charles en rajoutaient dans la magnificence et la solennité, certes, mais aussi, du coup, dans la longueur. C'était comme pour la crèche, ils en faisaient littéralement trop : tout en plus grand, tout en plus long. Beaucoup d'enfants de choeur, beaucoup d'encens, beaucoup d'orgue, des foules de paroissiens venant communier et faisant la queue pour accéder à la sainte table en files qui n'en finissaient pas… De sorte que l'Église espagnole, par rapport à Saint-Charles la quatre étoiles, assurait en quelque sorte la fonction de fast-hosties (et hop, "déglutission, ma sans masticassion" !). Elle en vint à constituer une alternative appréciée : vingt minutes de gagnées, facile ! C'était autant de plus à consacrer à la préparation de la dinde, de la Mouna, de l'agneau pascal, ou du simple gigot dominical. Alors les femmes Pons désertaient Saint-Charles la pharisienne, et elles se donnaient bonne conscience en se disant que la solennité de certaines fêtes ne dispensait pas pour autant de ce minimum d'humilité, de frugalité, auxquel s'astreignaient ces braves franciscains, tellement "mortificassion' " qu'ils étaient, avec leur bure, leur tonsure… et leur allure si fissa ! |