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LES CLOCHERS DE CHEZ NOUS

Petite histoire de l'église espagnole (2) :
au temps de nous autres.


Avec des vrais morceaux de la vie de la famille Dupeyrot-Pons.

Par Gérald Dupeyrot


1952 : el come-back
(en américain dans le texte)


   C'est par un éclatant mariage que l'église espagnole s'ouvre à nouveau au culte, mariage entre Mademoiselle Conchita Galan, fille du consul d'Espagne à Alger, et Monsieur William Charles Behn, lieutenant de réserve de l'armée américaine, vice-président de la "Havana Dock corporation" (oui, Cuba est encore sous la ranger américaine), fils du colonel Sosthenes Behn, lui-même président de l' "International Telephone and Telegraph Corporation". Le tout beau mariage, il fallait au moins ça pour une réouverture qui ait de la gueule.

   Nous sommes le samedi 22 mars 1952, il est 16 heures. Au dehors, la foule des curieux se presse nombreuse, déborde sur le carrefour Tirman - Denfert-Rochereau, et l'on peut imaginer un certain nombre de nos mères venues nous chercher à la sortie de nos écoles, de passants, d'employées des magasins alentour (dont les petites vendeuses de la librairie À Nostre-Dame, oui, et parmi elles tante Philomène, bien sûr) scrutant les toilettes des invités et la robe de la mariée. Le mariage civil a eu lieu ce matin à 11 heures à la mairie d'Alger, et le mariage religieux va être suivi d'une réception au consulat à côté, "dans les salons rose Lancret et bleu nattier". On vous fait copie (par ailleurs sur Es'mma) des divers articles que nous avons trouvés sur cet événement que couvrait Yrène Jan pour l'écho d'Alger. On y apprend que la charge de l'église revient au Révérend-Père José Gomez, aidé dans sa mission par le Révérend-Père Bienvenido Valverde, inscrit en langues orientales et sémitiques à l'université d'Alger.

   C'est donc en mars 1952 que la famille Dupeyrot-Pons, et les autres paroissiens du quartier, se voient offrir cette alternative à Sainte-Marie Saint-Charles de l'Agha. Pour diverses raisons, elle parut alléchante… D'abord l'église espagnole était presque à touche-touche des magasins de mon père et de notre école Clauzel. Juste la rue à traverser… Elle était, tout comme l'église Saint-Charles, sur l'itinéraire entre notre domicile (encore au 10 boulevard Saint-Saëns) et celui de ma grand-mère et de mes tantes, boulevard Baudin. Ce qui fait que certains matins des dimanches des années 50, nous trouvâmes aisément le chemin de la petite église haut perchée. Nous, c'est à dire la famille Dupeyrot-Pons, mélange assez déséquilibré, avec d'une part trois soeurs et leur mère (issues de métayers mahonnais qui avaient mis en valeur les terres pentues des riches propriétaires - nobles ou anglais - du côté du chemin Vidal à El-Biar) et d'autre part notre père, d'origine moins métèque (avec des parents quercynois, le povre !). Il la jouait molo et tout en charme en face de ses quatre femmes (soit ma grand-mère veuve, les deux aînées célibataires, et ma mère la cadette). Il y avait aussi mon frère et moi, descendants de tout ça…

   Du côté de ma mère, on se sentait encore un peu espagnol, tout en s'en défendant avec une certaine gêne. C'était une posture assez schizoïde, un entre-deux-chaises d'immigrant je suppose… Entre elles, les quatre femmes Pons parlaient mahonnais pour ne pas être comprises des trois mâles de la famille, et dans leur cuisine les recettes des Baléares restaient très vivaces. Dont des "fourmadjades" (c'est ainsi que nous prononcions), des patates douces jaunes, dites "de Malaga", sinon, c'était même pas la peine d'y penser, apprêtées en de multiples façons de desserts, des "sacristains" et des "Crespeils n'souquettes" (orthographe non garantie), des trucs bizarres dont seule chez nous, des quatre Dupeyrot, ma mère raffolait. Elle s'en repaissait avec délice avec les trois autres Mahonnaises de la famille.

   Ici, à l'église espagnole, dans l'enceinte de cette représentation diplomatique, avec ce pavillon rouge - or - rouge flottant au-dessus de nous, n'étions-nous pas un peu en terre hispanique ? Nous venions ici comme sur l'un des ultimes confettis d'"un empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais", je ressentais confusément un lien à la fois puissant et pourtant déjà dénoué avec un monde et un passé qui étaient ceux d'une moitié de moi-même.

   Lors de la semaine sainte, entre le vendredi de la crucifixion et Pâques, j'aimais leur somptueux reposoir à l'espagnole. Parvenus en haut de l'escalier, juste en entrant dans l'église, il se dressait face à nous : un mur imposant de fleurs aux lourds et trop doux parfums d'arums et de roses. Dieu pour trois jours n'était plus là, il avait déserté le tabernacle de l'autel, la lueur annonçant sa mystérieuse présence se trouvait reléguée ici, tout au fond de l'église. Le deuil était de plomb, tout était voilé de mauve, la messe était dite le soir, on chuchotait plus bas qu'à l'accoutumée, et à l'élévation la clochette était remplacée par une crécelle à la rotation enrouée. Les prêtres d'ici, moines en robes de bure à capuchon, corde à noeuds en guise de ceinture, vastes sandales en cuir aux pieds, savaient bien faire suinter deuil morne, attente sourde de la résurrection, et mise en scène solennelle de la souffrance et de la mort… Il fallait étendre jusqu'à nous la nuit qui s'était abattue sur le Golgotha, bien nous persuader que nous étions orphelins… Les pénitents de Séville n'étaient pas loin… Mais nous étions à Alger. Les premières chaleurs d'avril, le crépuscule alangui et rose, tout contribuait à suspendre le temps, à donner à tout ceci un ralenti prodigieux et une légèreté d'hypnose. Ç'aurait pu être lugubre et malsain, c'était doux, envoûtant et mélancolique.










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   Des paroissiennes entourent le Père Carillo, Franciscain comme ses collègues. À Saint-Charles, on se couvrait la tête de foulards Hermès, à l'église espagnole de mantilles de fine broderie noire. La photo a été prise en 1953, un an après la réouverture de l'église, par le photographe professionnel bien connu Luc Desault, venu en voisin de son 31 rue Auber.













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Les deux rivales de la rue Denfert-Rocherau.











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   L'église espagnole était presque à touche-touche des magasins de mon père et de nos écoles des rues Laplace et Clauzel. Juste la rue à traverser…



On crèchait à tous les râteliers


   À Noël, c'était plus réjouissant. J'aimais bien leur grande crèche, aux Espagnols… Une Bethléem miniature se déployait sous nos yeux… Nous nous hypnotisions sur les centaines de fenêtres lumineuses, faites de papiers cellophanes colorés, c'était beau comme "Le voyage lumineux de Nénette" (1). Les maisons de tailles diverses, ainsi illuminées, s'étageaient sur des collines faites d'écorce de liège et de papier "camouflage" froissé. De tailles diverses, les plus grandes devant, les plus petites censées se trouver plus lointaines, elles s'échelonnaient en un naïf mais très probant effet de perspective sur les collines dominant l'étable et sa crèche. On voyait bien qu'en cette nuit de Noël, chacun chez soi festoyait, tandis que le Dieu pour tous naissait dans une minable étable. La crèche ici à l'église espagnole était bien différente de celle de Saint-Charles-la-cossue.

   À Saint-Charles, la crèche était la même que celle qu'on dressait chez soi, avec des santons ressortis d'une année sur l'autre de leur boîte à chaussures. Simplement tout y était plus grand : de plus grands bergers, de plus grands rois mages, un plus grand boeuf, un plus grand âne, un petit Jésus moins petit, tout y était en grandeur réelle ou presque. C'était le côté "m'as-tu-vu" de l'endroit qui voulait ça.

   Leur crêche était - si je me souviens bien - à la hauteur de la travée, à gauche en regardant l'autel. Disposés de chaque côté du renfoncement où elle se trouvait, deux anges (assez grands) remerciaient de la tête quand on



(1) un livre de Germaine Bourret dont les pages se dépliaient en accordéon, créant un puits en forme d'étoile. On mettait une lampe là au milieu pour éclairer par transparence les découpes dans les pages. Une féerie qui nous faisait ouvrir grands les yeux et la bouche. Quel livre merveilleux !
   Nous, les frères Dupeyrot, nous ne l'avions pas, ce bouquin à nul autre pareil ! Mais notre cousine Éliane en avait fait l'une des attractions-phares (si je puis dire) de nos dimanches passés chez notre oncle et notre tante Grüber à la Cité Bobillot.



leur glissait une (petite) pièce dans le tronc (pas le leur, celui qu'ils tenaient sur leur poitrine). Et ça, on aimait ! Et on trottinait jusqu'à maman pour avoir une autre piécette. Et hop ! Dans la fente ! Insatiables, les anges approuvaient en aquiesçant du chef… Mais pas maman : "Ah non maintenant ça suffit, mon chéri ! L'ange il est bourré !". Certains bourrent les urnes, nous on bourrait les anges !

   On ne dira jamais assez comment des millions d'anges branleurs de chef auront contribué à l'accumulation de la fortune vaticane. On allait évidemment admirer les deux crèches.




Ite Fissa est.


   Cette concurrence entre l'église espagnole et Saint Charles ne se bornait pas aux crêches de Noël, elle était permanente, elle était dans les esprits, depuis ce choix inattendu et déconcertant qui s'était ouvert aux paroissiens en 1952. C'est avec la messe du dimanche matin que le dilemme prenait un tour plus sportif. Le curé du côté espagnol avait dans ce match un avantage inattendu, appréciable, et secrètement apprécié de chacun, c'est qu'il était capable d'expédier une messe, non quand même pas avec la rapidité du révérend dom Balaguère dans les "Trois Messes Basses" de Daudet, mais quand même… il faisait fissa ! Parfois mon père, pas du genre dévot pourtant, était surpris et un peu choqué de se retrouver déjà à l' "Ite missa est" final, après qu'il ait passé le temps de l'office à essayer de situer dans son missel le moment de la messe où il se trouvait. Et à courir après sans y parvenir.

   "Il a fait plus court que la dernière fois, je crois, non ?", commentaient les paroissiens un peu suffoqués en redescendant l'escalier vers la rue Denfert-Rochereau. Mais attention, ce n'était pas l'éloge flatteur que porterait l'aficionado des 24 heures du Mans sur les derniers temps remportés par son Fangio préféré, non, plutôt un murmure un peu inquiet, sous-entendu : "mais jusqu'où va-t-il bien pouvoir descendre ?"

   Ma mère et mes tantes étaient très pratiquantes ; en général elles ne rechignaient pas au temps requis par une messe bien menée, il faut ce qu'il faut, n'est-ce pas ? Mais toutes s'accordaient à trouver que les offices concentrés de l'église espagnole pouvaient en certaines occasions se révéler particulièrement avantageux. Ils permettaient de concilier foi, gourmandise et exigences d'un service de maison bien diligenté. Eh oui… à l'occasion des grande fêtes - Pâques, Noël et autres - chez nous comme partout ailleurs s'imposaient des déjeuners familiaux de grand tralala, avec de longs temps préalables de préparation culinaire, de cuisson et de dressage de table.

   Et c'est évidemment juste à l'occasion de ces fêtes que les prêtres de l'église Saint-Charles en rajoutaient dans la magnificence et la solennité, certes, mais aussi, du coup, dans la longueur. C'était comme pour la crèche, ils en faisaient littéralement trop : tout en plus grand, tout en plus long. Beaucoup d'enfants de choeur, beaucoup d'encens, beaucoup d'orgue, des foules de paroissiens venant communier et faisant la queue pour accéder à la sainte table en files qui n'en finissaient pas… De sorte que l'Église espagnole, par rapport à Saint-Charles la quatre étoiles, assurait en quelque sorte la fonction de fast-hosties (et hop, "déglutission, ma sans masticassion" !). Elle en vint à constituer une alternative appréciée : vingt minutes de gagnées, facile ! C'était autant de plus à consacrer à la préparation de la dinde, de la Mouna, de l'agneau pascal, ou du simple gigot dominical. Alors les femmes Pons désertaient Saint-Charles la pharisienne, et elles se donnaient bonne conscience en se disant que la solennité de certaines fêtes ne dispensait pas pour autant de ce minimum d'humilité, de frugalité, auxquel s'astreignaient ces braves franciscains, tellement "mortificassion' " qu'ils étaient, avec leur bure, leur tonsure… et leur allure si fissa !



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Épilogue

   Voilà mes souvenirs de la petite église Espagnole. Elle est d'autant plus chère à ma mémoire que nous la fréquentions "en touristes", comme autant d'incursions en une minuscule enclave ancestrale, pour un retour à des sources et à une langue à la fois familières et inconnues, une terre d'aventure sans obligation ni contrainte. Car c'est Saint-Charles qui restait notre paroisse d'attache : à elle l'assiduité obligée aux cours de catéchisme, les froncements de sourcils de l'abbé Lecocq, les introspections et les traumatisants aveux des confessions, et les rites de préparation aux confirmations, communions privées et solennelles.

   Lorsque je suis retourné à Alger en 1984, l'église espagnole était en travaux, et en février 2004, la photo ci-dessus que nous en a ramenée Annie Suc nous la montre démunie de son clocher. Signe que les cloches n'y nichent plus, qu'elles se sont définitivement envolées, pour Rome ou ailleurs, et que le culte n'y est plus célébré. Le portail donnant accès à la rue Denfert-Rochereau a disparu et un mur surmonté de fil de fer barbelé l'a remplacé. Selon Annie, l'ex-église est maintenant un Institut de langue espagnole. C'est la successione' ! (d'ailleurs, là à droite, où était le premier magasin de mon père se trouve toujours un vendeur de papier, la "sarl Tirman", librairie, papeterie, tabacs, journaux, photocopies. Et à l'angle un peu plus bas à droite, c'est toujours un coiffeur).

   Mais alors OÙ, en ce XXIème siècle, OÙ le consul d'Espagne va-t-il à la messe ? Plus la moindre chapelle privée ? Je n'ose y croire… Même Cervantès, lorsqu'il fut captif en Alger, nous savons qu'en même temps que les autres captifs, il se débrouillait pour aller à la messe le dimanche. Décidément, les traditions se perdent… Mais désormais notre petite église espagnole, son frère en robe de bure qui expédiait la messe plus vite que son ombre, nos dimanches matin de ferveur et de fébrilité, les fêtes des Anges, mon père couvant de chaque bras son petit et son grand tandis qu'un peu plus loin sur le trottoir le groupe compact des quatre femmes Pons n'en finissaient pas de se dire au revoir jusqu'à cet après-midi, tout celà continuera d'exister indéfiniment par la grâce d'Es'mma et de l'Internet.

Gérald Dupeyrot
En cadeau de Noël pour Jacqueline Blanc,
décembre 2004.



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   L'une des dernières visions marquantes de l'église espagnole avant notre départ : Les gendarmes mobiles, lors des affrontements de rue de décembre 1960 tiennent le haut de la rue Tirman. Oui, pour les non-Es'mmaïens, précisons que nous sommes rue Michelet. À gauche, les rideaux baissés de "l'Optique de France, à droite sur le mur, s'échelonnant suivant la déclivité du trottoir, les "vitrinettes" de la librairie "À Nostre Dame".