C’est un petit carnet noir de dix sous. Un carnet d’instituteur à feuilles de papier quadrillé, comme Lambert Salério a déjà dû en noircir plusieurs « dans le civil », quand il notait  à la volée les menus détails et observations de la vie en classe.

Sur la couverture de carton, est gravé à la pointe sèche, en caractères d’imprimerie, le mot « Journal ». Ensuite, en tête de la page de garde, cette inscription calligraphiée à l’encre :

 

 

La page suivante (voir le texte intégral plus haut) est un « testament d’amour » à sa jeune épouse et à sa fille de moins de 6 ans, notre amie Michèle. C’est la dernière à être écrite à l’encre, sans doute au bord d’un lit de camp ou à quelque table de réfectoire ou de cantine, dans ce qui ressemblait encore à une base, avant la montée en ligne. Au-delà, dans les encoignures de roc et les abris de branchages des avant-postes, il n’y aura plus de place ni de temps que pour le crayon. Ce sera donc en lignes grises, aujourd’hui presque effacées, que Lambert consignera, entre deux patrouilles de no man’s land, deux attaques ou contre-attaques des chasseurs de montagne autrichiens, deux volées de mortiers, deux visites sifflantes et tonnantes de la Luftwaffe, le cours de sa vie quotidienne aux portes de la mort.

Car, hier encore « hussard noir de la République 1 » dans sa belle ville blanche ensoleillée, Lambert a, si l’on ose dire, « changé d’arme » en intégrant les rangs du 8e Régiment de tirailleurs marocains, à la veille de l’embarquement pour la campagne d’Italie où sa division (2e D.I.M.) sera la première arrivée des quatre (non compris les Tabors) qui combattront au sein du Corps expéditionnaire français.

De nos jours, Pantano, Mainarde, Marrone, Costa San Pietro, Mona Casale, sont des étoiles brillantes dans l’épopée des soldats d’Afrique du Nord, exemplaire de l’union des communautés dans la croisade pour la libération. Mais, de décembre 43 à la fin du printemps 44, ce ne sont que des montagnes abruptes battues par les éléments conjugués du feu ennemi, de la neige et du vent. Pour un jeune instituteur arraché à l’enchantement d’une famille toute neuve, à la fierté de son métier, à la douceur de vivre à Alger, le passage est rude. Et on comprend bien, à déchiffrer les lignes de son petit carnet noir, que son paradis perdu est le fanal qui lui permet de ne pas désespérer, de supporter la tourmente de la guerre et la crainte obsessionnelle d’être définitivement séparé des siens, sous l’une des croix blanches qui jalonnent par milliers la marche du C.E.F de Juin en Italie.

Lambert n’en verra pas la suite et la fin victorieuses. Une congestion pleuro-pulmonaire bilatérale, contractée dans le terrible hiver de combats des Abruzzes, le fera rapatrier à la fin du printemps. « Quand nous l’avons revu pour la première fois à l’hôpital Maillot, avec maman — nous dit Michèle — il pesait 48 kg ! ».

Il lui faudra des mois pour se remettre. Pour renaître à la vie normale et regarder au-delà des épreuves subies — et qui continuent pour ses camarades du combat de reconquête (« toujours en avant »), sur les plages de Provence et les dernières routes de la Libération.

Demain, il fera jour. Il y aura une autre petite fille, Paule-Andrée, en 44 ; il y aura Daguerre, d’autres générations d’élèves, de belles années d’illusion sur la paix retrouvée. Au moins, jusqu’en 54.

Mais ceci est une autre histoire…

Jean BRUA

(avec le concours des archives et de la mémoire de Michèle Salério)

 

   1  -  Surnom donné aux jeunes instituteurs sous la IIIe République (à cause de la couleur de leur sarrau), et popularisé par Charles Péguy en 1913 : Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence.

 

 

« Toujours en avant et aux ordres », n’a pas été qu’une devise en caractères arabes sur l’émail bleu de leur insigne, pour Lambert Salerio et ses camarades tirailleurs marocains. Premiers à débarquer à Naples avec leur division ; premiers sur la Mainarde avec leurs frères du 5e R.T.M., dans les combats acharnés de décembre 43. Sur la photo du haut, annotée par  Lambert, on entrevoit les cimes jumelles de ce « djebel » des Abruzzes où les montagnards marocains ont fait merveille, mais au prix de pertes cruelles. Ci-dessus, un blessé évacué par mulet-cacolet garde le moral, en faisant de la main le « V » de la victoire. À droite, quelques mois plus tard : une pièce de 155 de l’artillerie d’Afrique devant le vieux village d’Acquafondata, îlot épargné dans un paysage haché par les obus. Les artilleurs français se sont toujours efforcés de respecter le patrimoine historique de l’Italie. Qu’on se rappelle la consigne en forme de boutade donnée par le général de Monsabert  (dit « Monsabre ») à ses canonniers de la 3e D.I.A, devant Sienne  : « On ne tire pas au-delà du XVIIIe siècle ».

(Photos extraites d’une brochure du Service cinéma des Armées, conservée par Lambert Salério)

 

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