« à mon père, Lambert Salério, né à Alger en 1912 »

 


 

Hommage par Michèle Salério

 

Il est généralement admis (avec amusement parfois) qu’une « fille » soit dithyrambique lorsqu’il s’agit de son « père » et je ne vais pas déroger à la règle…

Je suis l'aînée de ses deux filles et du plus loin que je me retourne vers ce précieux passé, je le retrouve, lui, sentinelle de tous les moments forts de ma vie ... Roc protecteur, chaleureux mais sévère, généreux de petits mots tendres mais intraitable lorsqu'il s'agissait de la « morale » et des principes d'éducation en vogue à l'époque : ah ! les horaires imposés et le temps mesuré de l'itinéraire, pour arriver à telle heure, et non pas dix minutes plus tard, du Lycée Delacroix à la rue Daguerre !

Et puis, sa surveillance depuis le trottoir d’en face, si amusante rétrospectivement quand, avec des amies (connues depuis l’école primaire du village d’Isly), à la sortie des cours du lycée Delacroix, nous déambulions rue Michelet (de célèbre mémoire), animées de l’envie délicieuse et excitante de rencontrer les « garçons » arrivant eux-mêmes du lycée Gautier, (certainement aussi désireux que nous de rencontres) ! Garçons parfois entrevus dans des surprises parties ou boums (jamais officiellement autorisées pour moi : temps volé de 14 h à 17 h 30… puisqu’il me fallait être au plus tard rentrée à 18 h à la maison !).

Mais aussi, sa joie et sa fierté si démonstratives quand j’ai été reçue à l’examen de sixième et quand j’ai eu mon premier bac : c’est lui qui s’était déplacé pour lire mon nom sur les listes affichées dans le hall de la fac (ce hall, on l’atteignait après avoir emprunté une pente un peu raide puis plus douce en angle droit ; il surplombait majestueusement la rue Michelet et le si fameux « Otomatic »). Moi, je l’attendais, en proie au trac des « résultats », rue Michelet, devant l’entrée donnant accès à l’université…

Quel fabuleux souvenir !

Quand il a su que j’étais reçue, il a dévalé la pente, couru jusqu’à moi, et m’a fait tournoyer dans ses bras puissants devant tous les « autres »… et nous fûmes vraiment seuls au monde à ce moment-là…

Il répéta la scène (en plus soft), pour le second bac puis quand, quelques années plus tard, reprenant mes études, j’obtenais Propé 1. Il ne fut pas peu fier de ma mention « assez bien » ; il avait lui-même encore vérifié les listes et triomphant, m’avait annoncé le résultat.

Puis, hélas, souvenir tragique s’il en est, son visage devenu subitement gris, (lui qui avait le teint si chaud des hommes qui aimaient la mer, le sport et le soleil) quand il m’annonça d’une voix à la fois faible et déterminée (au sujet de mon fiancé enlevé par les rebelles un mois auparavant alors qu’il accomplissait son service militaire) : « Ma chérie, il faut que tu aies du courage, ils l’ont tué »… et je sus, je sais, que ce coup mortel, il le ressentit lui aussi, tout comme ma mère… Je ne crois pas hélas, qu’il se soit (à mon sujet) consolé un jour de cette tragédie qui m’atteignait de plein fouet à 21 ans (fin 1959), même si ma sœur plus tard, lui donna l’immense joie de petits-enfants délicieux qu’il a heureusement eu le temps d’aimer et de choyer, avec toute sa tendresse de grand-père gâteau …

Il eut le bon goût, en 1962, de faire semblant de tourner la page de cet affligeant gâchis de l’Histoire… Pourtant, depuis le balcon du merveilleux appartement qu’il avait acquis à Santa Pola en Espagne (à 17 km d’Alicante), je le revois dans cette posture qui lui était si familière : debout, appuyé à la rambarde, regardant, contemplant plutôt, la mer… Et lui, qui aimait tant la pêche, je le soupçonne de n’avoir pas seulement observé d’où venait le vent pour d’hypothétiques belles prises, je suis sûre que dans cette contemplation muette, proche de la méditation, cet homme si fort, si pragmatique, si vivant, se mettait lui aussi à rêver et à se souvenir…

D’autres flashs indélébiles : ses soupirs gourmands devant un bon plat. La ferveur avec laquelle il mangeait était peut-être due, ajoutée à son goût pour la bonne chère, aux dîners-cafés-au-lait-plus-pain-sec de son enfance, quand la solde de préparateur en pharmacie de son père ne suffisait qu’à un seul vrai repas par jour pour toute la famille (ils étaient trois enfants et vivaient à cette époque « rue de la Marine ») et son triomphe rieur, bruyant, au retour de parties de pêche, quand il nous faisait admirer la couleur ou la taille des poissons pêchés parfois de haute lutte (histoires de moulinets nombreuses et variées…), poissons dont il nous donnait toujours la meilleure part  après les avoir lui-même nettoyés et préparés avec une impatiente gourmandise à la seule évocation de la dégustation à venir…

Mon père était expression vivante, gestuelle, de toutes ses émotions, les bonnes comme les moins bonnes… Quant à ses sentiments, il était incapable de les dissimuler.

Il aimait la musique sans le savoir, et si ses parents avaient pu l’initier à jouer d’un instrument, il aurait été un excellent musicien (d’ailleurs le grand-père côté maternel de son père, branche des Grassi, avait bien été le premier directeur de l’opéra d’Alger ). Ah, ce petit air qu’il avait appris à jouer au banjo (une java), et celui, valse musette qu’il s’amusait à jouer au piano sans connaître une seule note : « Bohémienne aux grands yeux noirs ». Son sens du rythme et la justesse de sa voix avaient dû faire les délices de ses nombreuses conquêtes « d’avant le service » (comme il s’amusait à le préciser). Ce qui revenait à dire : « avant de connaître ma mère », dont la présentation interrompit brutalement sa carrière réussie de « tombeur » des plages et des dancings populaires de la côte, « cloué au poteau » par un coup de foudre qui devait durer jusqu’à son « départ » en 1993 (attitude commune à tout homme en général qui trouve enfin LA femme de sa vie). Au début de son existence, je pense qu’il aurait pu être l’un de ces jeunes hommes décrits par Camus, dans toute la splendeur de leur insolente sensualité vouée au bonheur de vivre là-bas… Avec ma mère, ils ont formé un couple dont la synergie conjuguée des faiblesses et des forces fit merveille – un beau couple, un bon couple – et, quand mon père, atteint par son cancer du poumon, n’eut plus que quelques mois à vivre, ma mère lui rendit au centuple l’adoration tumultueuse qu’il lui avait vouée durant cinquante-sept ans.

Lui qui aimait tant la vie s’est éteint avec une dignité qui a forcé notre admiration et décuplé notre amour pour lui…

En Espagne, où il s’était installé depuis 1970, les voisins et les notables espagnols se souviennent, avec beaucoup d’émotion de sa gentillesse, de son charisme, et il n’a laissé sur cette terre étrangère que des amis.

Un jeune ami espagnol « Océano » me dit souvent : « Michèle, j’adorais ton père, et quand on était gosse, il nous lançait des bonbons depuis le balcon… »

Pour terminer sur une note souriante, je dirai que depuis ce même balcon, il orchestrait, avec sa proverbiale autorité « la circulation » dans la résidence, n’admettant pas qu’on se gare, que quiconque se gare, où il ne devait pas…

Et, moi, … je bénis le ciel que Lambert Salerio ait été mon père !

 

Michèle SALÉRIO

( écrit le 27/02/04 grâce aux encouragements si persuasifs et chaleureux de Jean-Louis Jacquemin )

 
1  -
  Propédeutique ( ou Certificat d’études littéraires générales) : première marche de la licence.
 

             

Photostops

Salério avec ses deux  fillettes, bd St Saëns, et la mère de Michèle .


 

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