On aperçoit, en haut à droite, les fenêtres de l'appartement et le balcon, et au tout fond la terrasse. Les palmiers du boulevard sont déjà là, ils deviendront majestueux. Si vous veniez chez moi, vous verriez une plante sur le rebord d'une fenêtre. Une euphorbe, de la variété Euphorbia Milii. Ma grand-mère l'appelait couronne du Christ. Quand j'étais enfant cela m'impressionnait beaucoup mais c'est effectivement son nom vulgaire. Banal me direz vous. Non, piquant ! Je vous l'assure. C'est une plante à manier avec précaution, ses tiges sont parsemées d'épines qui ne pardonnent pas l'imprudent(e). Oui... bon, d'accord, une plante et alors ? Et alors ? Tous les jardiniers vous le diront, les plantes aiment qu'on leur parle. Et celle-là, elle est bavarde !!! Euh... Bon, je vous explique... Mes grands parents, Marie et Pierre Galin emménagent au 55 rue Michelet. Les voici sur leur trente et un, Si ! Faites un effort. Le 55, un de ces immeubles bien solides, début de siècle (ou fin de l'autre) du centre ville, il fait l'angle avec le boulevard Victor Hugo. Là, à gauche, quand on est rue Michelet et qu'on regarde le boulevard... Oui là ! Il y a la pharmacie de mademoiselle Maymat (Memma ?), et un magasin de tissus aussi (une boîte de mantecaos à celui qui se souvient du nom !), et puis, côté Victor Hugo, l'ébénisterie de M. Ayme avec cette si bonne odeur de bois et sans doute d'autres commerces, mais j'ai oublié ! En face, sur votre droite à l'autre angle du boulevard, une brasserie (le Victor Hugo je crois, mais bon hein !) étale sa terrasse sur les deux rues. Vous avez bien dû vous y installer une fois ou deux... et lever la tête... L'appartement est au dernier étage, il donne sur l'avenue Victor Hugo et surtout, surtout, sur une immense terrasse qui surplombe l'immeuble voisin. Une partie de la terrasse, juste devant l'appartement a été aménagée en tonnelle. De grands bacs à fleurs en béton soutiennent des croisillons de bois peints en vert ou grimpent plusieurs variétés de plantes qui fournissent une ombre bien appréciable à l'heure de l'anisette ou de la sieste. De plus, de nombreux pots sont posés à même le sol : lauriers roses, rosiers, fleurs diverses... Ma grand-mère à la main verte. Ici les plantes sont chez elles. Voilà pour le décor ! Ombre et lumière... S'il est pour moi un lieu chargé de souvenirs, plein de lumière, de soleil et de chaleur humaine, c'est bien celui là : la terrasse du 55. Imaginez le choc le jour ou j'ai trouvé cette carte postale sur un site internet (merci Bernard Venis). Tout s'est remis à vivre d'un seul coup... On voit la terrasse au fond, mais aussi les fenêtres de l'appartement qui donnaient sur le boulevard Victor Hugo, et le balcon où j'avais le vertige... Mes grands parents n'habitent pas encore là, la tonnelle n'est pas encore construite mais quand même, quel choc !! Il a existé (il existe toujours) des milliers d'endroits comme celui-ci, là-bas dans notre ville... petits mondes à part, où l'on est chez soi, à l'abri des remous et des dangers de la rue, mais sans en être coupé totalement. On vit au grand air en tenue légère, on regarde l'autre monde en bas d'un air détaché et (forcément) hautain mais il suffit de descendre quatre étages et la ville est là. Pour la fillette que j'étais, l'immeuble du 55 constituait lui aussi un monde à part, mes grand-parents avaient, peut être grâce à la terrasse mais surtout grâce à leur convivialité, des relations privilégiées avec nombre de leurs voisins qui au fil du temps, des kémias et des repas en plein air, étaient devenus des amis. Il faisait bon venir papoter au frais sous la tonnelle. Toute une vie d'amitié et de bon voisinage s'est déroulée là, pendant presque trente ans. Bonne humeur, rigolade ou drames, il y avait toujours du monde sur la terrasse. Et pas seulement les voisins et amis, quelques soldats anglais et américains logés là, par réquisition pendant la guerre (l'autre, la mondiale deuxième du nom) en avaient emporté un souvenir ému à l'autre bout du monde. Une bonne partie de l'immeuble est là pour l'occasion. Quand il fait trop gris à Paris la plante et moi nous parlons.   Sa grand-mère à elle (si par le biais des boutures de boutures on peut en arriver à cette définition quelque peu anthropomorphique) habitait aussi la terrasse du 55. Elle avait cette supériorité sur moi, qu'elle y habitait en permanence alors que je n'y étais de passage que du mercredi soir au jeudi soir ou lors des vacances scolaires. Elle avait aussi une antériorité notable puisqu'elle était là depuis le début des temps, c'est-à-dire les années 30. Mais je me vengeais. Du haut de mes trois, cinq, sept ou neuf ans je me suis vengée. Avec une constance qui dérouterait n'importe quel spécialiste du sadisme enfantin. Cette plante (euphorbia milii) a la particularité de donner une sorte de lait qui fige très rapidement et donne une colle blanche avec laquelle on peut faire une boulette caoutchouteuse en la roulant entre ses mains. Mon grand père, qui travaillait au dépôt Michelin d'Hussein-Dey et qui s'y connaissait question caoutchouc, m'expliquait ainsi par l'exemple le principe de la récolte du latex sur l'hévéa. Ça me fascinait. Dès que ma grand-mère avait le dos tourné je sacrifiais plusieurs feuilles pour renouveler l'expérience. L'exercice était périlleux. Non seulement je risquais l'engueulade et le regard offensé de mon aïeule mais la plante elle-même savait se défendre, ses épines étaient redoutables. Je me demande comment, ainsi déplumée années après années, elle a pu survivre à mes mauvais traitements quasi-hebdomadaires. Donc, du mercredi soir au jeudi soir j'étais libre. Ou presque... Ma grand-mère, une fois mon grand père parti à la comptabilité des meilleurs pneus du monde, ne me surveillait que d'un oeil. Une terrasse, même grande, est un endroit assez limité pour y vivre une vie d'aventures me direz vous. Auriez vous oublié l'imagination de vos cinq, sept ou neuf ans ? Là, juste au dessus des palmiers du boulevard (bien plus grands que sur la photo, ils avaient trente ans de plus) le menton appuyé sur la rambarde, je regardais leurs palmes se balancer lentement. Et (j'en présente mes tardives mais sincères excuses à ceux d'entre vous qui en ont peut être fait les frais en passant de ce coté là du boulevard Victor Hugo) j'avais trouvé une variante plus drôle, bien que plus ruineuse, au jeu classique des noyaux d'abricots qui m'a permis d'approfondir mes connaissances sur les lois de la gravitation (mais non Mamie je ne les lance pas sur les passants, je t'assûuure...). Et, en baskets et ceinture de cow-boy, je me fabriquais un dictionnaire pour plus tard... Loupe : Ne me dites pas que vous n'avez jamais essayé ! Du papier froissé sous une loupe en plein soleil. On s'éloigne on attend. (Mais tié complètement folle ma fille hein? Mais qui c'est qui t'a montré ça? Confisquée la loupe !) Louffa : Numéro 1 parmi les plantes qui grimpaient sur la tonnelle parce qu'une fois par an on récoltait ses grosses cosses plates et allongées qu'il fallait casser une fois sèches pour en extraire une éponge végétale qui, vidée de ses graines noires, servait pour faire la vaisselle ou comme gant de crin. Sauterelles : C'était en 61 ou 62, il y a eu un nuage sur Alger vous vous souvenez les grands ? C'était quand ? Quelques unes ont atterri sur la terrasse... Enormes, charnues. Puisse l'une d'elles me pardonner son calvaire, un fil attaché à une patte, elle m'a servi d'hélicoptère une matinée entière. Créponés : Je n'ai jamais vraiment su comment ça s'écrit ! Négligence volontaire pour laisser cette merveille glacée dans la catégorie des choses sacrées auxquelles il vaut mieux ne pas toucher pour les garder intactes (Du moins en ai-je ainsi décidé après avoir goûté un insipide ersatz.). Du haut de la terrasse on voyait une rue perpendiculaire au boulevard (la rue Auber ou Denfert-Rochereau j'ai regardé sur un plan, mais bon... hein ! À priori c'est plutôt la rue Auber ), et là, il y avait, délices des délices, un marchand de créponés. J'ai encore sur la langue le goût paradisiaque de ceux que mon grand-père allait m'acheter après maintes supplications. Je suis sûre que certains d'entre vous aussi... Évènements : Ça, il faut bien le dire, c'était terriblement excitant, regarder les gardes mobiles et autres CRS en bas dans la rue, mais on voyait mieux du balcon de mademoiselle Ardizio qui donnait sur la rue Michelet ou de chez la famille Ayme qui habitait l'étage au dessous. Le 55 a été aux premières loges de l'Histoire. Mouchards : Ils ont fait partie de notre vie quotidienne à une certaine époque, là aussi on était au premières loges pour les voir passer, à peine s'il fallait lever la tête tellement ils passaient bas. Brrrr... Patos : On les appelait comme çà, en douce entre nous, hein ? Il en venait quelques fois sur la terrasse, des collègues de mon grand père ou des cousins auvergnats. Ils avaient un drôle d'accent et en général leur peau passait du blanc laiteux au cramoisi en quelques jours. Ma grand-mère leur réservait une chaleureuse et condescendante ironie surtout lorsqu'ils s'étranglaient poliment avec la sauce piquante du couscous. Je la soupçonne d'avoir volontairement forcé la dose quelques fois. Juste pour le plaisir... Couscous : Oui justement, je sais bien qu'il y a une polémique qui n'en finit pas à ce sujet, et des théories toutes plus fallacieuses les unes que les autres, mais je l'affirme ici : le meilleur couscous du monde : C'ETAIT CELUI DE MA GRAND-MERE !!!!!!! Olives cassées : La fête quand on les préparait. Il fallait les casser une à une avec un marteau (aïe les doigts...) et les mettre dans une jarre dont on changeait l'eau plusieurs fois pour enlever l'amertume, avant de les mettre dans une saumure avec du fenouil. Bien sûr ça se passait sur la terrasse... entre rires et verbe haut. Ebénisterie : Ça c'était en bas, j'en ai déjà parlé. Monsieur Ayme, le meilleur homme du monde, toujours gentil, toujours souriant habitait l'étage au dessous avec sa famille et il avait son atelier sur le boulevard. Cette odeur de bois me ravissait mais le bruit des scies était carrément effrayant. Il y avait là Monsieur Montiel que j'aimais regarder travailler, Brahim et d'autres que j'ai oubliés. Ce sont eux qui ont fabriqué les valises, les fameuses deux valises... On n'en trouvait plus nulle part, alors M. Ayme nous les a faites en bois, léger... mais aussi indestructibles que dans nos souvenirs. Gisèle et Arlette : Il y a bien longtemps que je n'ai de vos nouvelles. A chacune de vos apparitions sur la terrasse, en filles de voisins, je vous admirais, tant je vous trouvais belles, élégantes, à la mode. Jupes flottantes et ballerines, jeunes algéroises modernes d'alors. La petite fille que j'étais vous enviait. Vous me donniez des cours de hula hop et Bernard votre petit frère me prêtait sa toque de Davy Crockett... Marché Meissonnier: Ma grand-mère y faisait ses courses, comme elle parlait couramment arabe elle aimait discuter avec ses commerçants préférés, je l'accompagnais parfois dans ce lieu mystérieux et odorant qui, allez savoir pourquoi, me faisait peur. Le rapport avec la terrasse ? Les légumes bien sûr ! à éplucher sur la table, à l'ombre, au retour du marché, devant une bonne orangeade bien fraîche. Eventail : Allez, là je ne dis rien, que ceux qui ont eu comme moi une grand-mère d'origine espagnole ferment les yeux. Tchactchac... tchactchac... tchactchac... J'ai vu la terrasse pour la dernière fois en juin 62, juste avant le départ pour ces vacances forcées en France qui durent depuis quarante et un ans déjà. Puis, un triste jour de 1963 après qu'un mauvais plaisant (il y en eut beaucoup en ce temps là) ait défoncé leur porte et pillé l'appartement, mes grands parents se sont résignés à emballer leurs meubles. Les autres familles amies étaient déjà parties, ma grand-mère n'a pu se résoudre à abandonner aussi toutes ses amies végétales, alors quelques unes ont pris le bateau pour aller emménager sur une autre terrasse où, pauvres exilées devenues fragiles, on ne les sortait que l'été sous le froid soleil auvergnat. La plante était du voyage, devenue subitement précieuse grâce aux péripéties de l'Histoire. Même pour moi ! Surtout pour moi... La terrasse a continué à vivre sans nous. La rue a pris le nom d'un autre héros. Des fois, il me plait d'imaginer qu'aujourd'hui aussi, sur la terrasse du 55, en plein soleil, une petite fille bombarde les passants avec des noyaux d'abricots, allume en cachette des incendies miniatures avec une loupe, malmène une sauterelle égarée pour en avoir des remords toute sa vie et regarde les palmiers, et la ville... en bas... pendant que sa grand mère somnole à l'ombre de la tonnelle... un éventail à la main... Tchactchac... tchactchac... tchactchac... Et il me vient une idée un peu folle : lui confier une bouture de la plante... qui lui raconterait... Jacqueline Blanc, 2004. En général, la tenue c'est plutôt ça. |