L'ANNÉE 37 DE MICHÈLE SALERIO.

Le Majestic en fond d'écran est de Jean Brua.



   L'Année 37 va poindre dans une semaine et c'est le 24 décembre 36 que mes parents s'unissent pour la vie à l'église St Joseph, visible depuis le grand marché couvert de Bab El Oued et la place des Trois Horloges. Cette fine architecture d'inspiration haussmannienne, si étonnante sur cette placette emblématique de notre Bab El Oued, fut le point de repère, j'oserai même dire "géométrique", d'où mes grands-pères, dont je chéris le souvenir, ont rayonné (au propre et sans doute aussi, au figuré). L'un vivait à Notre Dame d'Afrique, l'autre rue Borély-La-Sapie ; mais c'est autour de cet axe où ils travaillaient - peut-ętre à l'occasion d'un apéritif ou disputant une partie de jacquet - que ces deux immigrés italiens ont dû, en veine de confidences, imaginé et arrangé la rencontre entre la fille de Gaetano Portale, négociant en bois et propriétaire d'une usine rue Vasco De Gama, et le fils (déjà officiellement instituteur) d'Albino Salério, préparateur en pharmacie.

   Permettez-moi de franchir quelques années - même si nous n'en sommes qu'au mariage de Lambert et de Gaétane - et de prendre le temps d'évoquer pour vous cette rue Vasco de Gama dont la seule consonance du nom m'intriguait et me plaisait (à l'époque j'ignorais tout du grand navigateur portugais auquel le traité de Tordesillas avait permis de conquérir l'autre moitié du monde). Cette petite rue, entre les cinémas La Perle, le Plaza et les fabriques Job et Bastos, je l'ai parcourue des centaines de fois, enfant, puis adolescente. Je rentrais dans les bureaux très sommaires de l'usine de mon grand-père, happée par cette odeur de bois que j'aime encore ; j’y retrouvais ma grand-mère qui tapait très bien à la machine et s'occupait de toute la partie administrative de l'usine. Regarder courir ses mains sur le clavier me fascinait.

   Ma grand-mère catalane, si douce… C'est elle qui m'a raconté tous les contes de l'enfance ; elle aussi qui, aimant chanter, m'a transmis les refrains de l'époque, tous retenus. Mon grand-père, jusqu'à un êge avancé, souvent dès l'aube et à pied d'oeuvre sur les quais du port, réceptionnait ses commandes de bois des Landes ou surveillait la bonne marche du travail de l'usine.

   La rue Vasco de Gama n'était pas très grande mais elle fleurait bon le bois scié, travaillé, verni, car d'autres ateliers dans les métiers du bois - propriétés d'immigrés italiens - jouxtaient l'usine de mon grand-père, le plus proche étant celui de Monsieur Alfonso, menuisier. Il y avait aussi des ébénistes, tous italiens. En ces années-là, Mussolini dut souvent entendre ses oreilles siffler de "pour" et de "contre"…

   En tout cas, la rue Vasco de Gama était une rue animée, laborieuse et bruyante de tous ces hommes et ces machines en action. Quand j'y suis retournée en 2006, je ne l'ai pas "retrouvée". Mais n'est-ce pas le destin de toutes les petites rues laborieuses, des banlieues de toutes les capitales du monde d'être méconnaissables au bout de 50 ans ? Il n'empêche : en dépit du drame incommensurable qui nous a privés d'elle et de tant d’autres lieux, la rue Vasco de Gama demeure inoubliable, ensoleillée, et bien vivante en ma mémoire.

   "Flash back". On est fin 1935 dans le hall du Majestic : M. et Mme Portale sont là avec leurs trois filles et M. Salério (mon grand-père) est là aussi ; tout le monde commence à s'impatienter - la séance va commencer (c'est la raison officielle de ce déplacement familial depuis Notre Dame d'Afrique). Mon futur père, ayant compris le "piège" du sien et de ce M. Portale qu'il ne connaît pas (il sait seulement qu'il a trois filles) ne compte absolument pas se laisser "prendre". Mais la situation d'attente devenant intenable, Albin part à la recherche de son fils et le trouve en train de discuter avec ses copains, dans le bar du Majestic en contrebas du hall. Sommé de rejoindre le groupe, le "réfractaire" finit par y consentir et se dirige vers ce qu'il croit être une corvée.

   Plus tard, ma mère me raconta les circonstances exactes et l'émotion de "la rencontre", mais je me contenterai de retenir ce détail féminin : le vêtement qu'elle portait ce jour-là - ignorant tout, ainsi que ses soeurs, du complot "ourdi" - un tailleur bleu de Prusse, bien ajusté, avec boutonnage sur le côté, surmonté d'un petit "col à la russe". Et moi, je me plais à imaginer que ce tailleur, à la mode de ces années-là, dut aussi jouer son rôle - si petit fût-il, dans tous les sens du terme - dans la réalisation de l'heureux épilogue de cette journée, puis de toute une vie.

   Il serait temps d'aborder enfin l'année 37 avec cette photo de Lambert et Gaetane Salério, prise sur une terrasse improbable qu'on dirait extraite du film Los Olvidados, cela ne semble pas troubler le bonheur de mes parents, en ce jour de printemps où, en réalité, nous sommes trois à poser, car j'allais naître fin février 1938.

Michèle Salerio