PETITS PASSAGES OUBLIÉS
LE REGNARD EST ENCORE BEAU...
Par le G.D.L.L.D.B.
dessin de Jean Brua
Regardez un peu ci-dessus l'excellent plan Vrillon, focalisé sur le Marché Clauzel. On y voit deux escaliers, miquiouettes peut-être, mais qu'empruntèrent à coup sûr bon nombre de nos mères quand elles venaient ici faire leur marché : le passage Regnard, entre rue Sadi-Carnot et rue Clauzel, et la "rue" Dennié, reliant rue Cabot et rue Richelieu. Non, on n'avait jamais su le nom de ces venelles, et on s'en fichait, mais il faut bien une fin (et un début) à tout.
On commence par le premier (vous comprendrez pourquoi)... Voilà à quoi il ressemble (la photo a été prise en septembre 2006).
Qui c'était ce Regnard pour avoir mérité ça ?
Voici, très résumé et orienté sur ce que furent ses liens avec Alger, un condensé de la vie du Regnard dont le nom a servi, selon toute probabilité, à baptiser ce bout d'escalier...
Jean-François Regnard, dernier enfant d'un marchand de poissons salés aux Halles, est né à Paris le 7 février 1655. C'est l'année où meurent Cyrano de Bergerac, Gassendi, le pape Innocent X... Louis XIV a été sacré roi de France l'an dernier. Cette année il dira aux parlementaires "l'État, c'est moi". François Vatel vient d'être nommé maître d'hôtel de Fouquet, il n'est pas encore le Grand Vatel, et n'a pas encore inventé la crème Chantilly. À Lyon, Molière crée le personnage de Mascarille dans "L'Étourdi", à 33 ans, c'est sa première vraie pièce... Dans deux ans naîtra Fontenelle.
Jean-François grandit... Vingt ans plus tard, 1675, Louis XIV est toujours roi. Voilà quatre ans se suicidait Vatel, et il y a deux ans mourait Molière. L'an dernier, Racine créait "Iphigénie", et Jean-Baptiste Lulli fait jouer son opéra "Alceste". Cette année c'est celle de la mort de Turenne... et aussi celle où décède le père de Jean-François. Voilà le jeune Regnard à la tête d'un héritage assez considérable. Alors il décide de voyager. D'abord en Italie, où il commence à s'adonner à sa passion du jeu (les voyages déforment la jeunesse, c'est bien connu... Toute sa vie, cette passion va le tenir). À Bologne, il tombe amoureux d'une belle Provençale et il s'embarque avec elle et son mari (celui de la Provençale) pour la France. En cours de route, le navire est capturé par des pirates barbaresques. Nouvelle destination : Alger, où les passagers sont vendus comme esclaves. Nous sommes en 1678. Les voyages de Jean-François Regnard commencent mal.
L'esclave Regnard a été acheté par un certain Achmet Talem qui habite quelque part du côté de la rue de la Marine. Regnard s'acquiert les bonnes grâces de son maître... en présidant à sa cuisine !
Après deux ans de cette captivité très supportable, il est racheté, ainsi que son valet de chambre et la belle Provençale, moyennant 12 000 livres envoyés par sa famille.
Dessin de Jean Brua
Par la suite, Regnard s'installe à Paris, et écrit une oeuvre composée principalement de pièces de théâtre, aimables, sinon estimables, et qui ont leur succès.
Il écrit aussi, sur son voyage en Italie et sa captivité à Alger, un roman intitulé "la Provençale", relaté sur un ton héroïque, à la mode du temps.
Laissons maintenant s'écouler pas mal d'années. Regnard voyage, écrit, beaucoup, devient un auteur à succès... Lecteur, mettez ici une petite musique mélancolique, bien propre à suggérer le temps qui passe... Voici venu le crépuscule... Déjà...
"Il passe la belle saison au château de Grillon, qu'il a acheté près de Dourdan. Là, il compose une grande partie de ses ouvrages. Il y reçoit aussi joyeuse compagnie, joignant aux plaisirs de la table ceux de la chasse." Et devinez de quoi il y meurt ? Le 4 septembre 1709 ? D'une indigestion. Décidément, quel bel exemple pour la jeunesse, ce Regnard ! (1) Louis XIV est toujours Roi de France, le mois prochain il va autoriser la destruction de Port Royal. Louis XIV, c'est comme le canard de Robert Lamoureux. Fontenelle, lui aussi, vivra très vieux, il a encore 48 ans à vivre...
Voilà, vous savez maintenant quels titres valurent à Jean-François Regnard non seulement qu'on lui consacre une voie à son nom en Alger, mais qui plus est, une voie (digestive, quasiment) menant à l'un des marchés les plus prospères de notre ville. (2)
Le début du marché Clauzel, avec les emplacements des deux escaliers.
À gauche, le passage Regnard, à droite la rue Dennié.
C'est une vue que vient juste de nous envoyer notre chère Jacqueline la Romaine,
en ce début septembre (2007), elle tombe à pic, non ?
D'abord, durant le temps de sa captivité ici, en Alger comme on disait, il aura supervisé les cuisines de son maître, et on imagine le dilemme qui a dû se poser à ce dernier, lorsqu'il reçut la rançon de 12 000 livres : la refuser et conserver ce joyeux boute-en-train, ou l'accepter et perdre son maître queux français que tous ses amis lui enviaient. Il préféra le pactole. Peut-être son médecin conseilla-t-il fortement à Achmet Talem cette sage décision. Comme on l'a vu, il fut bien inspiré de se séparer de Regnard dont l'influence diététique ne pouvait être que déplorable. (3)
Et, autre titre valant bien qu'on décerne à Regnard une plaque de rue (4) ici et pas ailleurs : il est mort d'une indigestion ! Une telle "grande bouffe" mortifère à la Marco Ferreri est bien de nature à le faire considérer d'un oeil plus que bienveillant par tous les vendeurs de boustifaille du marché. Et souvenons-nous que Regnard était fils d'un marchand de poisson salé des halles de Paris ! Quasiment un collègue de notre cher Gaëtan Tortora ! Et baptisé à Saint Eustache, l'église du "ventre de Paris" ! (pas Gaëtan, Regnard !). Il est quasiment le Saint Patron des victuaillers !
La même rue Clauzel, mais vue dans l'autre sens (un "contrechamp" de la photo précédente). En 2, c'est l'immeuble au carrefour de l'Agha, faisant l'angle Bd Baudin-rue Charras. Si on rapproche cette vue du plan là-haut, on y voit bien l'emplacement de la halle en bois à droite. Le passage Regnard se trouve en 1. On vous laisse détailler cette carte postale qui nous rend NOTRE marché, mais à une époque qui était celle de nos grands-mères. En 3, sur la halle principale, une réclame pour les "Frères Ripolin" (qui aujourd'hui se souvient d'eux ?). Et l'on voit dans la rue s'éloigner un passant vêtu exactement comme eux, canotier et immense blouse flottant au vent ! On le croirait échappé de l'affiche ! Quant aux multiples affiches collées contre la paroi de la halle à droite, la perspective les rend malheureusement illisibles.
Et Dennié, direz-vous, celui (ou celle ?) de l'autre escalier, vous n'en parlez pas ? Alors ? C'est qui, lui ? Va sa'oir ! Rien, pas la moindre idée ! Il est mort d'une crise de goutte ? D'un excès de cholestérol ? De diabète ? Des deux ? Il a glissé sur une épluchure ? Puisqu'on vous dit qu'on n'en sait rien ! Alors, Joker ? Eh oui, on fait appel à nos Es'mmaïens de grande culture et de curiosité intrépide pour nous retrouver ça. Un peu à vous, main'ant, non ? (allez, Georges ! T'y étais du quartier, s'pas ?)
Le Génie De La Lampe De Bureau.
P.S. : Ceux qui sauraient qui était le personnage qui a donné son nom à la
rue Cabot, bienvenue aussi. Non, on ne pense pas que ce soit le fameux navigateur...
(1) À dire avec la voix de Michel Galabru dans "La Cage aux Folles". L'histoire ne dit pas de quoi mourut ce bon Achmet Talem que Regnard accoutuma à des nourritures aussi délicates qu'abondantes. On ne saura pas non plus ce qu'étaient les plats qu'il faisait composer pour son patron. Peut-être la lecture de "La Provençale" nous en apprendrait-elle davantage sur "le Couscous à la Regnard et au raisins" ou "la Chorba à la cigogne façon Jean-François" ?
En fait, il semble que la lecture de cette "Provençale" soit très décevante si on y cherche des informations sur la vie de l'Alger d'alors. C'est ce que déplore Charles de Galland dans son livre "Alger et l'Algérie","nous espérions trouver quelques notes intéressantes sur sa captivité et l'esclavage à Alger. Il n'y est question que des effusions édulcorées d'un amoureux transi".
L'histoire ne dit pas non plus si, ne se contentant pas de faire plumer les poulardes, Regnard, toujours accro au jeu, pluma aussi cet excellent maître. Peut-être pas, les crochets de la porte d'Azoun n'étaient pas faits pour les chiens.
(2) Signalons aussi qu'il aurait existé une impasse Regnard, aussi riquiqui que l'autre (décidément, il aura été gâté, le Jean-François !), à la Casbah, prenant au 18 rue Marengo. Voici le scan...
Le même annuaire de 1922 qui relève cette impasse reste motus sur toute autre voie du même nom. Il indique par ailleurs une rue Dennié à Bab-el-Oued, commençant rue de la Carrière et finissant avenue de la Bouzaréah. Là non plus, pas d'autre voie s'appelant Dennié de signalée à cette date quartier de l'Agha. Pour ces deux voies, aucun commerce, aucun habitant ne sont mentionnés.
Si on consulte les "Alger Guide" des années 30, 40, 50, on voit qu'ils font coexister une impasse Regard (sic) au 18 rue Marengo (confusion avec le passage du Regard, prenant au 16 rue Marengo ?), et le passage Regnard prenant au 3 rue Sadi-Carnot et menant rue Clauzel. Il est possible qu'une bourde ait été commise dans l'annuaire de 1922. Ça peut être aussi les "Alger Guide", on sait que quand une faute est commise, elle est reproduite d'édition en édition, et comme personne n'habitait là, nul ne serait venu s'en plaindre.

Jean-François Regnard
(3) En réalité, le charme et le toupet de Regnard, son titre de maître queux et le fait qu'il s'occupe de la cuisine, lui ont ouvert les portes du harem. Et il se serait mis en frais de bouche... et de couche. Mais, rapidement découvert, il n'a d'autre choix que de se convertir à l'islam s'il veut garder la vie sauve (pour un type comme Regnard, c'est ce qu'on peut appeler une crise de foi !). Il est prêt à le faire quand le consul de France intervient et le rachète. Enfin, bon, c'est lui qui raconte tout ça, hein...

Mon exemplaire de "la Provençale", il date de 1920.
(4) Une plaque d'une autre sorte, commémorative celle-là, était apposée sur la façade de l'Opéra, elle rappelait la captivité de Regnard en Alger (celle de Cervantès était pareillement évoquée).