En mai, fais ce qu'il te plaît.

(dicton, ma foi, assez crâne)



   Maintenant que nous sommes largement éloignés de l’année 2008, et que se sont calmées les fièvres commémoratrices, je vous soumets ce texte que vous pourrez juger plus sereinement, et pas sous la pression des célébrations obligées. Salutations.



   En ce joli mai 68, davantage pour faire plaisir à un ami de l'École des Beaux-Arts sérieusement engagé en politique, que par réelle conviction, j'avais rejoint l'un des multiples groupes d’étudiants qui ce mois-là à Lyon faisaient la Révolution. Je dois dire que la plupart des idées des uns et des autres, et surtout la façon dont ils les défendaient, me pesaient pas mal. À l'accablant verbiage amphigourique des uns (j'aime ce mot, amphigourique, il y a "amphi" dedans, et c'est là, dans les amphis de la fac, qu'ils s'exaltaient les uns les autres, qu'ils se montaient le bourrichon), répondait le pragmatisme rampant, ergoteur, et pour tout dire parfaitement bas de plafond, des autres. Vous aurez de vous-même, je suppose, remis des acronymes de quelques lettres sur chacune de ces deux grandes tendances… Oui ? Bon, je continue. C'était quand même pas terrible, on était loin de la poésie dont se réclamaient les slogans follement lyriques qu’on voyait fleurir sur les murs, et sur les affiches qui nous parvenaient des camarades de l'atelier des Beaux-Arts de Paris (celles-là souvent inspirées, superbes, comme quoi le sublime et le talent ne s'auto-décrètent pas). C'est peut-être à cause de cette ternitude, de ce manque d'humour qui caractérisaient les comportements des uns comme des autres, et finissaient par m'accabler, qu'une nuit de mai j’ai accompli ce que rétrospectivement je considère encore comme une petite folie, mais comme une folie jolie, une folie doucettement romantique. Sans fausse modestie, un geste digne de l'esprit de ce mois de mai. Ce qu'il en reste quand, quarante ans après, on en a tout oublié. Ou presque. Certains s'en offusqueront, ils diront que ce fut ni plus ni moins qu'un vol, voilà, un vol pur et simple, et qu'ils ne voient pas de poésie dans cette péripétie… Que leur dire ? À leur porte, ils auront vu midi, et pourquoi pas ? Mais en ce matin de mai, il ne s'agissait pas de leur porte, et ce n'était pas midi… comme vous allez le découvrir.

   Donc, avec mes camarades de groupuscule, sérieux comme des papes, et de concert avec les autres chapelles étudiantes et le reste des non-estampillés, nous occupions la fac de Lettres du quai Claude Bernard. Ça s'était passé le 10 mai. Nous l'avions envahie et transformée en un camp retranché, autour duquel se tenaient à quelque distance les forces de police. Des groupuscules de militants que nous qualifions de "fachistes", et qui devaient l'être, étaient venus mollement se briser sur l'héroïque résistance que nous leur avions opposée. Surtout avec les camarades ouvriers de la CGT qui heureusement étaient venus à la rescousse. Ça avait un peu rompu la torpeur qui s'était installée. La situation s'éternisait, les vrais évènements se passaient à Paris, nous étions des suiveurs. C'est de Paris que venait l'info, l'écho des manifs, les docs destinés aux écrans de sérigraphie et aux pochoirs… À Paris aussi, il y avait à la Sorbonne, des "Katangais". C'étaient simplement des loubards, à peine politisés, qui venaient foutre leur boxon dans les manifs. Les étudiants parisiens devaient maintenant se les coltiner. Ils ne donnaient pas une image terrible du mouvement.

   Eh bien, à Lyon, nous aussi, nous avions nos katangais, des "trimards" disait-on ici, comme d’autres ont leurs oeuvres sociales et leurs morpions conjugués. C’était une poignée de brutes faubouriennes qui manifestaient fortement leur détermination révolutionnaire en se saoûlant à la bière et en cherchant noise à tout le monde, sauf aux flics.

   Je serai d'ailleurs assez surpris d'apprendre, au début de l'été, que deux d'entre eux avec qui il m'était arrivé dans la fac d'échanger quelques grognements et gorgées de bière, venaient de se faire arrêter pour le meurtre du commissaire Leroy sur le pont Lafayette. Si vous ne vous en souvenez pas, je vous le rappelle : le reproche fait à ces jeunes-gens, c'était qu'un camion fou était soit disant venu percuter ce policier et l'avait tué. Et que ces deux-là n'y seraient pas pour rien. Eh bien, moi je vous le dis, ça ne tenait pas la rampe un instant ! La simple idée de coincer l'accélérateur d'un camion avec un pavé, puis de le diriger lancé à bonne allure sur la ligne de silhouettes casquées s'agitant de l'autre côté du pont, avant de sauter en marche, était d'évidence une initiative qui, du fait de l'enchaînement de causes et d'effets qu'elle mettait en jeu, n'aurait jamais pu germer dans leurs têtes de piafs embrumées en permanence par les vapeurs de produits prohibés. Leur neurone aurait explosé en vol avant que le raisonnement ne fût arrivé à son terme. D'ailleurs, ils furent acquittés. Une remarque au passage : en 2008 la presse (et encore par deux fois dans ce supplément du "Progrès" du 09 mai 2008 que j'ai sous les yeux) continuait à écrire, contre vents et pavés, que ce commissaire était mort assassiné, écrasé donc, alors que le procès à l'issue duquel, en 70, ont été blanchis les deux ahuris, a démontré qu'il n'en était rien : il avait succombé à une crise cardiaque. Mais d'évidence, la version de l'assassinat arrangeait le pouvoir gaulliste, il avait besoin d'un électrochoc pour secouer la "majorité silencieuse" et la retourner en sa faveur. C'est bien, en effet, ce qui se produisit.

   Revenons dans la fac, quai Claude Bernard. Un soir, nos trimards s'étaient installés au sous-sol, dans les salles du département d'ethnologie. Ou de paléopathologie ? Ou d'anthropologie ? Je n'ai jamais bien su quel "logie" les avait accueillis… En tout cas, ils régnaient sur une nécropole de squelettes conservés dans de nombreuses vitrines. Moi j'aimais bien cet endroit, ça me rappelait les merveilleux musées poussiéreux de mon enfance, celui du Bardo à Alger en particulier, avant que des scénographes muséographiques de nos temps modernes ne viennent transformer l'ancienne mélancolie romanesque en lugubre fonctionnel et pédagogique. Je ne sais plus pourquoi, cette nuit-là, je suis passé par là. Peut-être que, très sérieusement, je faisais ma ronde. J'ai retrouvé, datant de cette époque, un plan de cette fac du quai Claude Bernard, avec un repérage et une mise en évidence des points d'eau. Histoire probablement de se préparer à affronter un siège en règle. Si, si, on était bien comme ça, nous autres, dans nos groupuscules, ne riez pas. Très service-service. Bien entendu, les forces de l'ordre n'avaient aucune intention d'entreprendre le moindre siège… Les vacances n'étaient plus très loin, et le fruit, une fois blet, en l'occurrence la fac, vidée de ses occupants, tomberait de lui-même.

   Donc, je parcours le vaste labyrinthe que constituent les sous-sols de la fac, et je tombe sur les trimards en pleine partie de foot. Tous prolongés de leur classique prothèse bionique, la canette de bière en bout de bras. Et ça y va ! Les pentagones noirs sur leurs ballons bien ronds et bien blancs, ce sont les orbites des dizaines de crânes qu'ils ont sortis des vitrines. Ils explosent et explosent encore et encore dans un fracas d'esquilles d'os, d'abord au moment de l'impact du coup de pied, ensuite quand ils s'écrasent contre les murs. C'est le premier passage à tabac de squelettes connu de l'Histoire de l'Humanité, et il m'est donné d'y assister ! L'un des Katangais se sert de l'encadrement d'une porte qui donne sur le couloir comme des bois d'une cage de but… Il encourage ses potes à essayer de le marquer. Comme il est fin rond, et aussi vraiment très petit, il n'arrête rien… Ceci dit, il n'a pas grand chose à arrêter, l'adresse des attaquants est inversement proportionnelle à leur degré d'imprégnation alcoolique. En général les crânes, juste ils pilonnent le pourtour du chambranle. Certains attaquants, moins beurrés que le mini-goal de la porte des enfers, arrivent parfois à lui mettre un but ! Alors, de temps en temps, un crâne passe la porte, s'engloutit dans la pénombre du couloir. On l'entend ricocher contre un mur, ensuite, il retombe sur le sol avec un bruit à la fois creux et sourd tout à fait unique. Forcément, l'impact d'un crâne évidé et sec sur une cloison, suivi de sa chute sur un carrelage, vous n'entendez pas ça tous les jours. L'autre ahuri gueule que c'est pas du jeu, on ne sait pas trop à quel jeu et à quelles règles il se réfère, il continue à sautiller sur place et à provoquer les joueurs. Certains se contentent de se faire des passes entre eux, l'un fait une tête, on le sent surpris de la dureté du ballon, et il s'effondre. Oh punaise ! Quel gâchis !

   À ce moment, en une fraction de seconde, j'ai été accablé par l'inacceptable sacrilège en train de se perpétrer. La richesse de ces collections patiemment accumulées au fil des décennies par des chercheurs attentifs à fournir à leurs élèves des sujets d'étude de premier choix, et dont il n'allait rien rester ? Non, pas vraiment. Alors quoi ? Les travaux comparatifs irrémédiablement compromis des étudiants des années à venir qui, munis de pieds à coulisse, auraient bâti des thèses savantes sur l'intelligence comparée des races humaines ? Comme ce fut l'usage pour de nombreuses générations de thésards et doctorants de nos universités républicaines ? Vous n'y êtes pas. Alors quoi ? Leur désarroi, quand ils se découvriraient privés de leurs sujets d'étude préférés ? Ou bien la pensée que ces boîtes en os dans lesquelles ces barbares shootent avec des cris aigus étaient quand même, il n'y a pas si longtemps, des têtes comme la vôtre et la mienne, qui se promenaient au milieu des épaules d’autres êtres humains, et que, peut-être, elles auraient mérité un rien plus de respect ? Non non, vous n'y êtes toujours pas. J'ai pensé à Forza. À qui ? à Forza ? Oui, à Forza.

   Ça ne vous serait pas venu ? Évidemment, puisque vous ne connaissez pas Forza. Depuis des années, l'ami Forza soupirait qu'il rêvait d'avoir un crâne. Non, il ne parlait pas du sien, il en était déjà pourvu d'un, plutôt sympa d'ailleurs. Il pensait au crâne de quelqu'un d'autre, de quelqu'un de pas connu. Un crâne anonyme. Un crâne, quoi, ce truc blanc, propre et net, dont jamais on n'ose imaginer par quel processus sordide une tête humaine peut en arriver là. En ce temps, la possession d'un crâne vous posait comme un esprit follement morbide et romantique. Dans l'échelle des attributs valorisants, seule la possession d'une momie, ou d'une tête réduite Jivaro, pouvait surpasser le prestige conféré par celle d'un crâne. En cette époque de disette étudiante, j'étais fauché et j'avais (mauvaise) conscience de ne pas suffisamment prouver à Forza, par de menus présents, ma reconnaissance et mon amitié pour l'hospitalité que lui et son adorable petite femme ne cessaient de prodiguer à moi, et aussi à mes semblables branleurs, avec une générosité touchant quasiment à l'abnégation. Voilà à quoi j'ai pensé. Quel gâchis, pulvériser tous ces crânes impeccables, premier choix, alors que mon cher Forza se serait contenté d'un seul d'entre eux ! Même amoché. Alors j'ai pris ma décision.

   Je reviendrai quand ils seront calmés, c'est-à-dire effondrés à cuver leur bière. En attendant, j'allais chercher de quoi emballer quelques crânes, enfin, au moins un, si ces crétins voulaient bien en laisser ne fût-ce qu’un seul dans un état présentable, en tout cas avec encore suffisamment de maxillaire inférieur et de chicots pour faire un cadeau décent à un ami qui en rêve.

   Dans le capharnaüm qu'est devenue la fac, je déniche une première boîte en carton brun, du genre pour bouteilles d'eau minérale, puis une autre, un invraisemblable carton à chapeau, un vrai, cylindre de peu de hauteur, à larges rayures blanc cassé et rose fané, empli de papier de soie. Invraisemblable étant donné les circonstances, bien entendu. Qu'est ce qu'il pouvait bien faire là ? Un carton à chapeau, c'est déjà démodé, on pense à Hercule Poirot dans "Le crime de l'Orient-Express". Mais dans une université de la seconde moitié du XXème siècle, en fièvre, cernée par la police, ça devient surréaliste. Avec ce que je compte y ranger, même un surréaliste aurait trouvé que j'en faisais trop. La réalité, en cette aube-là, dépasserait la fiction.

   Avec mes cartons, vers les quatre heures du matin, je retourne au sous-sol, dans l'ossuaire en folie. Comme prévu, nos Katangais domestiques sont plongés dans leur sommeil éthylique. Vautrés parmi les ossements épars pillés. La lumière électrique qui tombe des néons ne les dérange pas. Certains, que le sommeil a cueillis en pleine stupéfaction alcoolique, dorment les yeux ouverts. J'esquisse en leur direction un sourire maigrichon et un petit salut de la main, un peu raide, avant de me rendre compte que leur regard chaviré et fixe ne me suit pas… Alors, rapidement je sélectionne les crânes. Je procède comme une ménagère faisant son marché… Tâtant le potiron, je ne prends que les plus beaux. Ceux qui sont encore entiers, mâchoire inférieure comprise. Au fur et à mesure, je les dépose dans l'un ou l'autre de mes cartons. Surtout ne pas forcer sur les couvercles, les os c'est bien plus fragile qu'on croit… Je les ferme à l'aide d'une ficelle, je glisse index et majeur de chaque main entre ficelle et carton, et je remonte.

   Je m'approche des rares guetteurs qui, du haut des murs reliant entre eux les bâtiments de la fac, observent encore à cette heure, mollement, ce qui se passe dans le jour naissant. C'est à dire rien. Puisque vers quatre ou cinq heures, la petite voiture-radio de la police, noire et blanche (on disait une "voiture-pie", je crois), qui jusqu'à ce moment faisait avec sérieux sa ronde, lentement, autour de la fac, laisse tomber. Alors, côté quai, j'escalade l'un des montants de maçonnerie encadrant le grand portail métallique. Ses deux ventaux ont été soudés au début de l'occupation de la fac. Et je saute sur le trottoir.

   Les camarades de faction sont trop nazes pour être curieux… Et puis… on est en mai 68, et il est interdit d'interdire n'est-ce pas ? De plus, ils sont là pour empêcher qu'on rentre, pas qu'on sorte… Avec ou sans affaires personnelles. Et puis, avec les beaux jours qui avancent, les défections se multiplient, ils s'y sont résignés. Du haut des murs, ils me font passer les paquets. Un petit salut, en deux foulées je traverse le quai, et je m’engage sur le pont de l'Université. Vers la presqu'île.


Photo de Guy Romain, photographe de Lyon, avec son aimable autorisation. Ses oeuvres sont visibles sur FlickR, ici (cliquez !)

   C'est un instant superbe, comme il en faudrait davantage dans sa vie. Le jour s'est levé, et il va faire très beau. Le fleuve est déjà tout rose. La fatigue de mon insomnie s'est pour l'instant muée en une espèce d'allégresse. Même pas les miquettes, mais ça, c'est que je suis plutôt inconscient. Au bout de chacun de mes bras, dans les deux cartons, les crânes, si peu lourds, que je ramène à Forza. Je vis par anticipation mon arrivée chez eux. Je pense à l'odeur du café qu'Alice va me servir. La surprise de Forza, je l'imagine, et elle me fait déjà rire de plaisir.

   Riant tout seul comme un innocent, je traverse la Place Bellecour, illuminée du soleil levant, je passe devant le beau et rupin "Glacier neuf" qui fait l'angle avec la place, je pense à sa clientèle, à ces étudiants de la bourgeoisie qui cet après-midi vont papoter dans les fauteuils de velours rouge, en y allant de leur indignation et de leur morgue. Ils sont les Muscadins de ce temps, ils sont de toutes les réactions et de toutes les époques. Benêts bien nés, incoy'ables d'arrogance bornée, magnifiques et haïssables. Mais ils ont leurs Me'veilleuses… Surtout cette brune si belle, dont je ne sais encore ni le nom ni le prénom, avec ses yeux comme à fleur de front. Et sous la mèche horizontale, un regard bleu sombre, farouche et perçant. Bleu comme le glacis profond de l'émail de cette médaille pieuse de mon enfance, que je baisais, suçotais, mordillais quand la chaînette qui la portait autour de mon cou meurtrissait doucement les commissures de mes lèvres … Ses yeux sont ceux d'un ange cruel, narquois, inatteignable… Paisiblement indomptable. Pourtant une aube prochaine j'esquisserai du doigt, doucement, à peine, en tremblant, la caresse de cette paupière… toute la gloire du Monde est là, dans le doux bombé de cette arcade sourcilière sublime… Il faudra du temps, jusqu'à Liv Tyler, une actrice du siècle suivant, pour que je voie là, entre tempe et paupière, quelque chose d'approchant. Quelque chose d'aussi beau. Et sa prodigieuse voix, rauque, imperturbable, toute de douce ironie, quand elle me répondra pour la première fois, bientôt… Et son chemisier… à lui seul plus soyeux, plus policé que tout ce petit monde de rejetons de soyeux ici réunis, un chemisier blanc très comme il faut. Surtout… ici… et ici. La voix en moi s'essouffle - ivresse des sommets - au souvenir de ces arythmies fascinantes dans la trame immaculée du tissu. Une aube prochaine, j'esquisserai aussi du doigt… Ici… et ici… Deux Fuji-Yama d'une neige diaphane et éphémère voilant à peine deux pétales de chrysanthème sombres.

   Le coeur me manquera quand sa tête tombera. Voilà que je ris encore… Non, je n'y crois pas. Je voulais me… me tester ? Éprouver ce que je ressens vraiment… et je m'aperçois que je suis incapable de… comment dire… de cruauté révolutionnaire ? Une femme belle, c'est trop beau. D'ailleurs, je suis en train de lui tourner le dos, à la Révolution. Je m'en éloigne. Et je me sens léger, joyeux… Je m'engage dans la rue Émile Zola… Seuls yeux sans regard à me voir passer, ceux d’anciennes têtes sculptées dans le bois au fronton des belles portes des immeubles. Je les dépasse en les guettant du coin de l'oeil. Elles ne réagissent pas au passage de leurs collègues. Dans mes cartons, mes têtes à moi se tiennent tranquilles, elles aussi. Un instant, je ne sais pourquoi, j'ai eu l'impression de faire faire leur promenade à quelques animaux domestiques… Couchés, mes crânes ! Je suis aux Cordeliers… Maintenant, c'est la rue Mercière, celle d'alors, ni piétonne ni ravalée… Les immeubles sont crades et les putes, ses plus représentatives habitantes pour quelques années encore, pas déjà sur le pas de leurs portes à cette heure matinale. Encore quelques ruelles étroites… Je grimpe jusqu'au dernier étage… C'est la porte de gauche. Je sonne.

   Et tout se passe comme prévu. Alice vient m'ouvrir. "Ben, Gérald ? Qu'est ce que…". Elle râle comme elle râle d’habitude, rompue qu'elle est aux fantaisies nocturnes des copains sans gêne, célibataires, eux, qui débarquent n'importe quand… Et comme d'hab', elle est si gentiment, si joliment scandalisée.

   Alice sent bien, à mon air trop radieux pour cette heure matinale que quelque chose n'est pas habituel… Je rentre dans leur chambre. C'est encore la pénombre. La tête de Jacques "Forza", hagard, émerge de dessous ses draps. Je pose mes deux boîtes au pied du grand lit, sur les couvertures. Et je défais les ficelles. J'ai décidé, pour que le cadeau soit vraiment maximal, de n'en garder aucun pour moi. C'est de l'accroissement progressif de la quantité, que le présent va prendre toute sa valeur. C'est ce que fit Jésus, avec ses pains et ses poissons : un grand pro à imiter… Je les sors un par un, et je les pose les uns à côté des autres, leurs orbites vides tournées vers Jacques. Lui, pour l'instant, il ne voit rien… Ou presque. Il distingue tout juste que je suis en train de paver sa couette d'improbables galets, de la muer en une placette infernale. Pour l'instant, sous ses yeux myopes, très myopes, c'est comme un jeu de dominos géant, avec des plages couleur ivoire, et des puits de flou obscur. Quelle nuit ! Il sera passé direct du septième ciel au neuvième cercle de l'enfer. "Des corps enfouis dans les glaces du temps, seules émergent les têtes, et leurs yeux sans regard fixent Dante."

   Forza cherche ses lunettes à tâtons sur la table de chevet près du lit, les chausse… Et il voit… la multiplication des crânes. Une figure rhétorique d'accumulation en marche… Pour de vrai… Il doit douter d’être réveillé. C'est comme dans les vieux films burlesques : les chatons qu’on n'en finit pas de sortir d'une petite boîte, d'une "lunchbox"… quand y'en a plus, y'en a encore… Je rattrape des mandibules qui fichent le camp, j'essaie de rendre à chaque crâne le bon maxillaire inférieur… mais c'est d'une importance secondaire. Deux ou trois dents se déchaussent et roulent sur le plancher. Et de douze… Voilà, c'était le dernier. Enfin, je crois que c'était douze, peut-être davantage, mais au moins douze. Six paires de crânes, même côte à côte, posés sur un dessus de lit, ça prend de la place… Ce matin-là, en buvant le café bien chaud, on a beaucoup ri et beaucoup secoué la tête. Moi autant qu'eux, je n'en revenais pas… Mon père avait un mot pour ça… Il disait : "mon fils, t'i es comme une poule qu'elle a fait un oeuf de deux jones !". Oui, il disait "jone", mon père, pas "jône", on n'est pas des bêtes. Comme quand, enfants, nous prononcions "Buck John", l'un des cow-boys bien-aimés de nos bandes dessinées.

   Forza installa les crânes dans un placard de très peu de profondeur, où chacun occupait toute la largeur des étroites étagères. Ils y resteront quelques années. Pour leurs invités dans la confidence, il tournait la grosse clé qui grinçait, entrouvrait la porte, et laissait contempler les habitants du placard.

   Plus tard, nous nous apercevrons que, parmi ces crânes anonymes, figure celui d'un hôte de marque. Son nom est inscrit sur son front d'os, d'une belle écriture cursive à l'encre violette : "Eric Zebel". J'avais d'abord cru, coup d'oeil trop superficiel, à un tag des Katangais… mais non. Je ne sais plus par quelles recherches Forza découvrit par la suite qu'Eric Zebel avait été le secrétaire particulier d'un roi de Suède. Ce roturier avait fréquenté des grands parmi les grands, il avait dansé dans des bals à la cour avec des dames en crinoline, d'un mouvement de balance de son tampon-buvard, ou d'un jet de sable, il avait séché la signature de son roi sur des traités oubliés, il avait, quelques pas derrière lui, passé en revue des troupes à shakos, plumets et brandebourgs, peut-être lui avait-il fermé les yeux… Je me suis demandé comment cet homme qui participait du monde des puissants d'une contrée à tellement de parallèles au dessus de la nôtre, avait pu arriver jusqu'ici, pourquoi il était venu mourir à Lyon, et surtout par quelles circonstances ses restes étaient venus échouer là où je les avais prélevés. N'importe, la présence de son crâne sur cette étagère ennoblissait toute la modeste demeure de mes amis.

   Un autre crâne porte une étiquette gommée de cahier d'écolier, une traditionnelle, octogonale à pans coupés. Dessus, dans le même genre d'écriture cursive, à l'encre violette aussi, il est écrit "jeune négresse, fouilles de Saint Irénée". C'est ainsi qu'un matin de mai 68, je fis rentrer chez Alice et Forza, la petite esclave africaine d'un maître gallo-romain et le secrétaire d'un roi de Suède, en compagnie d’une dizaine de leurs amis. En tout cas, de leurs collègues de fac. Tous des têtes.

   Voilà, si j'essaie de le résumer à l'essentiel, ce qu'aura été pour moi "le joli mai" de 1968. Il y a quarante ans à peine. Il y a quarante ans déjà. Certains diront qu'il y a prescription. Mais je ne sais pas. Je ne sais pas si des lois particulières ne régissent pas ce genre de délit soulevant des considérations de l'ordre de l'éternel. Aussi je préfère ne risquer aucun chef d'inculpation, ni aucune inculpation de vol de chef, et rester anonyme.

   Quant aux crânes, j'eus pendant quelque temps un petit remords, je me promettais de temps en temps de les rapporter aux gestionnaires de cette collection. Mais, au fur et à mesure que passaient les décennies, ce remords, déjà si léger, si peu convaincu, s'évapora. Et puis, donner c'est donner, et reprendre, c'est voler, non ? J'allais pas lui faire ça, à Forza. Je quittai Lyon. Puis, plus tard, Forza et Alice partirent aussi, et les crânes avec eux… Comme je connais la profonde humanité de mon ami, je suppose que, lui aussi pénétré peu à peu par la compassion, au fur et à mesure que nos âges s'avançaient, et bien davantage respectueux de dépouilles humaines que les archéologues et les chercheurs d'université, il les aura installés dans un endroit où ils jouissent désormais d'une sépulture décente et d'un repos bien mérité.

FIN




   Dernière mise au point : "L'auteur désire rester anonyme. Il ne s'appelle pas Gérald. Mais, pour le chroniqueur qui recueillit ce récit, c'était de son avis plus commode et plus vivant de le rapporter ainsi à la première personne. Forza ne s'appelle pas Forza. Ni Alice Alice. Tout le reste est parfaitement exact, tout à fait fidèle à ce que fut la réalité de cette nuit et de ce matin-là. Sinon, où serait le plaisir ? Vous doutez ? Alors, journalistes d'investigation, investiguez ! Les chercheurs de la fac ont bien dû remplir quelque paperasserie pour enregistrer les dégâts ? Pour le rectorat ? Pour les compagnies d'assurance ? Et les profs, et à fortiori les étudiants familiers de ces crânes, ils devaient avoir à peu près mon âge, ces petits, alors ils sont bien encore de ce monde ? En tout cas quelques uns… Mais si… Des septuagénaires… Sinon, un jour, en dernier recours, quand je serai bien vieux, ou bien mes héritiers, nous vous enverrons la photo de nos douze apôtres sur leurs petites étagères.

   Je viens de me relire, et je me suis dit "pourquoi attendre", alors voilà, ils sont là, enfin, on en voit huit d'entre eux, avec leurs pauvres tête pleines de vent, tels les charognes des antiques banquets épicuriens, pour nous rappeler qu'il faut cueillir le jour quand il est jour, et l'occasion quand elle est encore à portée. Je consens donc à joindre ces photos, et aussi le plan de la fac datant de mai 68, dont je parle plus haut."



Souvenirs recueillis et mis en forme par Gérald Dupeyrot.